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Le trait le plus intéressant de la physionomie littéraire de M. Ponsard, c’est l’idée qu’il a eue de porter sur la scène les événemens de la révolution française. Pour un poète classique, la tentative est neuve. On croyait, au XVIIe siècle, que l’éloignement des temps était nécessaire à l’optique théâtrale. Racine, en s’excusant d’avoir osé offrir aux spectateurs une histoire aussi récente que celle de Bajazet, et tout en déclarant qu’il n’a rien vu dans les règles du poème dramatique qui dût le détourner de son entreprise, a bien soin d’ajouter qu’il ne conseillerait une telle hardiesse à personne, si l’action s’était passée dans le pays où l’ouvrage doit être représenté. L’éloignement des lieux est donc un correctif, selon l’auteur de Bajazet, à la trop grande proximité des temps ; mille lieues ou mille ans de distance, c’est même chose aux yeux du public, et voilà pourquoi les Turcs du XVIIe siècle ont droit de cité sur notre théâtre comme les héros de l’antiquité grecque ou romaine. Quand les écrivains du siècle suivant voulurent secouer le joug de ces règles qui inspiraient des doutes à Racine lui-même, ils le firent d’une manière bien timide. L’auteur du Siège de Calais, pas plus que l’auteur de Zaïre, de Tancrède, d’Adélaïde Duguesclin, n’aurait osé dépasser les limites du moyen âge, d’un moyen âge factice auquel manquait la vie. Introduire sur le théâtre quelque événement tragique du monde moderne, cela semblait monstrueux. C’est qu’un talent créateur peut seul consacrer un art nouveau ; aussi, quand l’étude de Shakspeare, de Schiller même, coïncidant avec les approches de la révolution, inspira plus de hardiesse aux écrivains dramatiques, il eût fallu certes un autre poète que Marie-Joseph Chénier, un autre drame que celui de Calas, pour rompre une tradition tyrannique et fonder le droit de la scène. Les tentatives médiocres de la période révolutionnaire disparurent sans laisser de traces, et la vieille routine, favorisée par l’esprit littéraire du temps de l’empire, reprit possession de son domaine. Si les brillans novateurs de la restauration et de la période suivante n’essayèrent pas de peindre les hommes de 89, comme Shakspeare avait peint les York et les Lancastre, cela tient sans doute à des causes très complexes, les unes toutes politiques, les autres simplement littéraires, et parmi celles-ci ne faut-il pas ranger en première ligne la loi indiquée par Racine, la nécessité d’un certain éloignement pour la juste perspective de la scène ? Seulement, dans notre société hâtive, les morts vont vite, comme dit la ballade ; les mille années que réclamait l’auteur, de Bajazet ne sont plus indispensables aujourd’hui, et il s’est trouvé qu’après 1848, malgré des circonstances peu propices, un de nos contemporains a pu faire parler sur la scène Danton, Robespierre, Marat lui-même, avec