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péfait de son aplomb et plus stupéfait encore des succès qu’il obtient. Chaque fois que le bossu reviendra, on devra le faire entrer dans la chambre de la marquise aussi secrètement que possible. Quel était donc ce visiteur mystérieux, et pourquoi ces longues conférences avec la reine des philosophes ? On le sut bientôt ; la reine des philosophes avait ses superstitions cachées, elle croyait à la magie, à la cabale, aux sciences hermétiques, et le petit bossu venait lui révéler les secrets du monde invisible. Voilà tout le fruit que la marquise de Chaves avait retiré de son commerce avec les premiers génies de son siècle ! Cette brillante dame qui a passé sa vie à écouter les entretiens des philosophes et des gens de lettres, n’est-ce pas la société européenne vers l’année 1780 ? Le soir vient, l’assemblée se disperse, Fontenelle et Montesquieu sont partis les premiers, Rousseau a disparu, Voltaire a quitté la place ; Buffon, Diderot, d’Alembert ne sont plus là… Tout à coup, dans le silence du salon désert, une porte s’ouvre mystérieusement, et nous voyons entrer un hôte inconnu qui s’installe comme chez lui ; c’est Cagliostro ou le comte de Saint-Germain.

Cette fine peinture de la marquise de Chaves est bien plus significative que ne l’a soupçonné l’auteur de Gil Blas. Complétée par des événemens que Le Sage n’a pu connaître, elle devient pour nous un symbole, et un symbole qui exprime de la manière la plus vive une des lois fondamentales de l’esprit humain. Au lendemain de la mort de Voltaire et avant que le soleil de 89 se lève sur une nouvelle humanité, l’apparition des mystiques et des thaumaturges n’est pas une chose fortuite, c’est une conséquence nécessaire. Quand les croyances saines et pures ont disparu, l’heure de la superstition n’est pas loin, tant il y a au fond du cœur de l’homme, suivant l’expression des Allemands, un instinct de l’au-delà, une aspiration vers les réalités idéales, un besoin d’échapper aux entraves de notre condition d’ici-bas ! « Captif dans les bornes du monde, a dit M. Edgar Quinet, l’infini s’agite pour en sortir. » Qu’arrive-t-il donc si on lui fait obstacle ? Plutôt que de renoncer à son espérance, il s’agite à l’aveugle, et, rejeté hors de la lumière, il s’enfonce dans les ténèbres ; c’est l’heure malsaine des sciences occultes. Ce fait, selon les temps et les lieux, peut se produire sous les formes les plus diverses, il est impossible qu’il ne se produise pas. Les lois morales, régissant des êtres libres, ne donnent pas des résultats perpétuellement semblables, comme font les lois du monde physique ; on ne saurait pourtant y échapper, et cette sanction inévitable se manifeste à l’heure même où l’on y songe le moins. Ainsi s’explique trop bien l’apparition des thaumaturges à un certain moment du XVIIIe siècle. A la défense des droits les plus sacrés on a mêlé les erreurs les plus funestes ; on a dégradé l’humanité