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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/923

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abîmes ! le despotisme assuré de l’impunité, la terreur sans le 9 thermidor ! Je ne sais pas, on ne saura peut-être jamais si Bode avait soupçonné parmi les hauts dignitaires de la secte quelque Robespierre naissant ; il suffit que la chose fût possible pour que ses craintes soient justifiées. Les révélations du prince Charles sur les alarmes prévoyantes de Bode nous expliquent même la conduite du baron Knigge. En 1784, quelques mois seulement avant que la société des illuminés, circonvenue par les jésuites, trahie par un de ses membres, devînt l’objet d’une proscription violente au nom de l’électeur de Bavière, Knigge s’était séparé de Weisshaupt. Était-ce simplement une dispute de prééminence entre les deux chefs, comme on l’a cru généralement ? Était-ce une trahison, comme l’ont affirmé de graves historiens ? Il semble aujourd’hui très naturel de croire que Knigge ouvrit enfin les yeux, comme Bode lui-même, sur les dangers d’une telle corporation. Bode s’était contenté de chercher pour la société des chefs honnêtes, comme le prince Charles de Hesse ; Knigge se retira, rendit ses titres, ses papiers, ses secrets, rentra dans le sein de la vie civile, et traça d’une plume tremblante ce curieux livre de morale sociale où il condamne, en homme qui s’y connaît, l’établissement de toute société occulte. Des trois fondateurs primitifs, Weisshaupt resta seul, et quand l’orage éclata en 1785, quand ses associés furent en butte aux plus odieuses persécutions, il trouva un asile chez un des membres de la secte, le duc Ernest de Saxe-Gotha.


III

Les craintes si vivement ressenties dès le congrès de Wilhelmsbad par Bode et le prince de Hesse nous expliquent la terreur universelle que causa bientôt ce nom d’illuminés. Quand deux personnages si haut placés dans la hiérarchie mystérieuse ne peuvent y penser sans frémir, comment s’étonner qu’en dehors de la secte les imaginations travaillent, s’exaltent, dénaturent toutes choses, et, de méprises en méprises, de confusions en confusions, arrivent à composer un tissu d’erreurs inextricable ? De 1785 (je prends cette date, parce que c’est le moment où la secte des illuminés est révélée au public par les proscriptions qui la détruisent), de 1785 à 1816 et au-delà, presque tous les publicistes qui s’occupent des illuminés ne cessent de voir derrière ce nom aboli une effroyable conspiration perpétuellement renaissante. On ignore que la société n’a duré que neuf ans, de 1776 à 1785 ; on lui attribue des événemens qui ont précédé sa naissance et des événemens qui ont éclaté longtemps après sa ruine. Les choses les plus opposées, catastrophes révolutionnaires ou réactionnaires, on la rend responsable