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présent par de vagues appels à l’inconnu. Nos Français au contraire, même au XVIIIe siècle, n’ont accepté la franc-maçonnerie qu’à cause de son insignifiance ; quand l’heure de la lutte a sonné, ils ont agi à visage découvert. Je sais bien que Mirabeau a dit : « Peut-être aussi longtemps que les associations secrètes dureront avec une importance comparable à celle qu’elles ont aujourd’hui, les bonnes têtes et les cœurs généreux doivent-ils y entrer et même chercher à y jouer un rôle actif. C’est le plus sûr moyen d’en éventer les machinations souterraines, d’en faire avorter les infâmes complots et même de les détruire. Je ne saurais agir là où je ne suis point, disait un homme sage, vertueux, profondément versé dans ces matières. » Étranges paroles sous la plume d’un Mirabeau ! Ce n’est là pourtant qu’une concession de l’éloquent écrivain à l’esprit germanique ; on devine aisément qu’il trace ces lignes à Berlin sous l’influence de son ami M. de Mauvillon, le secrétaire du duc Ferdinand de Brunswick. Redevenu lui-même, il maudira dans ce même livre toutes les sociétés occultes. Il conclura par cette sentence, véritable jugement en dernier ressort sur toutes ces confréries équivoques : « Le temps des associations secrètes et vertueuses est passé. » Voilà le cri de la révolution : plus de secrets, plus de ténèbres, plus d’embûches ! Que la lumière soit ! nous combattrons en présence de Dieu !

Le prince Charles de Hesse, qui certainement avait vu sans peine la disparition des illuminés, est resté franc-maçon jusqu’à la fin de sa vie. Avec cela, on s’en souvient, il était chrétien fidèle, ami de l’humanité, pénétré du sentiment de l’égalité moderne, curieux d’innovations bienfaisantes et accessible par bonté d’âme à tous les nobles rêves. Peut-être, en se rappelant ce mélange de candeur et de curiosité, ne trouvera-t-on pas inadmissible qu’il soit venu à Paris dès 1790 et se soit fait inscrire aux jacobins. Les mémoires inédits que nous avons sous les yeux s’arrêtent malheureusement quelques années avant cette date, à la mort de Frédéric le Grand. Toutefois, au milieu même du grand remue-ménage, se pouvait-il que la présence d’un prince allemand parmi les jacobins restât inaperçue ? Nous en trouvons la trace dans une brochure fort curieuse de l’un de ses compatriotes publiée le 6 octobre 1790, — Anacharsis à Paris ou Lettre de Jean-Baptiste Clootz à un prince d’Allemagne. — Arrivez, prince, s’écrie le célèbre baron prussien, arrivez sans crainte, puisque « votre passion est d’assister au grand spectacle que nous donnons à l’univers. » Arrivez au plus tôt ; Paris est plein « de singularités sublimes ! » Et après avoir indiqué ces merveilles avec le délire de la joie, il termine par ce trait qui couronne tout : « Vous irez aux Jacobins, où votre cousin le prince de liesse, que nous appelons monsieur. Hesse, est assis entre son