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on oublie que les troupes africaines, conquérantes de l’Espagne en 711, étaient pour la plupart composées de Berbères, et que c’était un Kabyle que ce Tarik, leur chef, qui grava son nom dans le nom de Gibraltar (Djebel-Tarik, la montagne de Tarik), et, à peine descendu sur le sol d’Espagne, brûla bravement ses vaisseaux afin de ne plus regarder en arrière, mais de ne voir que devant soi, du côté de l’ennemi. On oublie en un mot qu’à la fin du Xe siècle il ne restait plus trace de l’invasion arabe dans le Maghreb ; tous les représentans de cette invasion s’étaient éteints ou absorbés dans l’élément berbère, qui seul peuplait alors les plaines et les monts, et l’Algérie offrait, suivant les paroles d’Ibn-Khaldoun, « l’aspect d’un immense bocage à l’ombre duquel florissait une foule de cités. » Cette Algérie boisée et féconde, qui la devait stériliser ? Les Arabes. Ces cités florissantes, qui les devait détruire ? Ceux-là qui à des abris fixes préfèrent la toile mobile de la tente.

Les molles habitudes d’une existence trop facile, l’esprit croissant de dissension, la tendance de chaque tribu à se gouverner séparément, étaient venus miner peu à peu la nationalité kabyle, lorsqu’en 1052 le khalife du Caire ouvrit la digue aux tribus hilaliennes de l’Arabie-Déserte pour les jeter sur le Maghreb indépendant. « Elles étaient créées en si grande multitude qu’à grande peine était capable l’Arabie de leur donner à toutes demeurance, et que les herbes ne pouvaient suffire pour donner pâture au bétail[1]. » A la désunion des Berbères, à leur amollissement, ces Arabes opposaient l’unité et l’ardeur que donne le besoin de trouver à vivre ; ils devaient vaincre, et la moitié des habitans de l’Arabie-Déserte, avec un nombre infini de femmes, d’enfans et de troupeaux, se précipita sur l’Algérie comme un vrai flot dévastateur. Les Berbères reculèrent, mais où ? Le flot arabe, inondant les plaines, ne fit qu’affleurer, sans les couvrir, les pentes montagneuses du Tell, les oasis du Sahara et les sables du désert. Ce furent autant d’îles ou d’îlots qui servirent de refuge à l’indépendance kabyle, et ces citadelles où leur nationalité vint se retremper au sein des luttes et des labeurs d’une rude existence, toujours ils en restèrent les maîtres ; c’est là que nous les retrouvons. Qu’ils aient dû subir le Coran, oui ; mais ils ont apostasie jusqu’à douze fois, et les Kabyles du Soudan n’ont reçu des Arabes le nom de Touareg (délaissés de Dieu) que parce qu’ils repoussèrent longtemps l’islamisme, et souvent le renièrent après l’avoir embrassé[2]. Si à la longue ils s’y sont soumis, c’est preuve encore

  1. Léon l’Africain, trad. par Jean Temporal, liv. Ier.
  2. Ce sont les Touaregs eux-mêmes qui ont unanimement donné cette explication à M. Henri Duveyrier pendant son voyage dans le Soudan.