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vingt-trois ans ; or M. Suard avait connu Fontenelle, et par Fontenelle on touchait à Racine, à Boileau, à La Fontaine, à Corneille. Tandis qu’ailleurs les souvenirs se dispersent, ils ont ici un lien et un foyer. Il est vrai que tous ces souvenirs n’ont pas la même valeur, de même que tous les discours de réception ne sauraient avoir le même attrait. Bien plus, en relisant les listes académiques des deux derniers siècles, et peut-être aussi celles d’une période récente, vraies listes funéraires où figurent tant d’immortels à jamais oubliés, on serait un peu surpris de voir la vieille institution de Richelieu toujours si entourée d’hommages, si on ne se rappelait les illustres noms que j’évoquais tout à l’heure. Il ne fallait pas, au dire de l’Écriture, toute une phalange de justes pour sauver une ville. L’Académie compte un peu là-dessus quand elle fait tel choix que lui reprochera l’opinion. Il y a là pour ses défenseurs (et nous sommes volontiers de ce nombre en toute indépendance) une série d’argumens très commodes dont il est facile d’imaginer la conclusion. — L’inconvénient des choix trop peu littéraires et des discours insipides n’a pas empêché l’Académie de rester en possession de la faveur publique ; protégée pendant deux siècles par quelques-uns des plus grands noms de la France, elle peut braver les épigrammes. — Je ne sais si un tel argument n’est pas bien irrespectueux pour l’Académie ; l’ironie et la vérité y tiennent une place égale. Pour moi, avant de contredire ceux qui défendent l’Académie sur ce ton, je voudrais ajouter à leur défense quelque chose de plus spécieux encore. Soutenir que la docte compagnie n’est pas obligée de faire toujours des choix littéraires, parce qu’il lui suffit de rassembler dans un siècle les noms les plus illustres et de composer avec le reste de ses élus un salon estimable, c’est une réflexion qui peut s’appliquer aux deux derniers siècles, mais qui ne conviendrait pas à notre époque. Depuis que la génération de 1825 est entrée à l’Académie, il y a eu toute une série d’élections que le suffrage public a ratifiées, toute une série de séances qui ont été de véritables fêtes pour l’esprit. Est-il nécessaire de répéter ici des noms que tous connaissent et honorent, des noms qui rappellent à tout lecteur sérieux de grandes œuvres ou des œuvres charmantes ? Ni la poésie lyrique, ni la philosophie, ni l’histoire, ni l’éloquence, ni la haute critique n’ont à se plaindre assurément de la façon dont elles sont représentées à l’Institut, et la collection des discours prononcés depuis trente ans aux jours de séance solennelle ne présente pas à beaucoup près autant de disparates que celle des siècles passés. Est-ce une raison pour la compagnie de croire qu’elle a satisfait à ses devoirs ? Lui suffit-il que ses défenseurs répètent avec un demi-sourire : Quelques noms illustres sauvent tout, le reste importe peu ? Enfin le moment est-il bien choisi pour faire prévaloir dans le choix des élus des préoccupations qui n’ont rien de littéraire ?

On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de certains périls qui pouvaient menacer l’Académie française ; l’Académie française n’a d’autres périls à redouter que ceux qu’elle se créerait à elle-même. Pellisson disait il