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point et je le sais par moi-même ; je n’exige point des autres qu’ils aient pour moi les sentimens que je n’ai pas pour eux. » Et cependant, si fatiguée qu’elle soit de cette existence de salon qu’on a appelée « le sublime du frivole, » elle ne peut s’en passer. « Je n’ai de passion d’aucune sorte, dit-elle encore, presque plus de goût pour rien, nul talent, nulle curiosité. Je ne puis jouer ni travailler. Que faut-il donc que je fasse ? Tâcher de me dissiper, entendre des riens, en dire et penser que tout cela ne durera plus guère. » En résumé, « des vingt-quatre heures de la journée, celles où l’on dort lui paraissent les plus heureuses ; » mais le grand consolateur, le sommeil l’abandonne aussi : elle passe presque toutes les nuits sans fermer l’œil. « Alors, dit-elle, c’est un chaos que ma tête. Je ne sais à quelle pensée m’arrêter ; j’en ai de toute sorte : elles se croisent, se contredisent, s’embrouillent. Je passe en revue tous les gens que je connais et ceux que j’ai connus qui ne sont plus ; je n’en vois aucun sans défaut, et tout de suite je me crois pire qu’eux. Ensuite il me prend envie de faire des chansons, je m’impatiente de n’en avoir pas le talent. » Cette fièvre de distractions frivoles au milieu de réflexions poignantes, ces chansons ébauchées dans les souffrances de l’insomnie, n’est-ce pas là comme le résumé de toute la vie de Mme Du Deffand ?

Pour comble de malheur, elle est à près de soixante-dix ans victime d’une affection bizarre, indéterminée, exclusive, qui ne peut être l’amour, qui n’est pas l’amitié, affection qui côtoie le ridicule et qui présente en résumé toutes les angoisses et toutes les inquiétudes d’une passion malheureuse. Cette femme veuve et sans enfans, isolée au milieu de la foule, lasse du vide et de l’agitation d’une société factice et dépravée, cette femme qui, n’ayant rien aimé sur terre, n’a jamais connu le dévouement ni l’esprit de sacrifice, la voilà qui aperçoit comme dans un rêve les délices et les consolations de la vie du cœur, la voilà qui, comme le dit M. de Lescure, aime pour la première fois à l’âge où il n’est pas permis d’aimer pour la dernière ! Digne conclusion d’une existence où rien n’a jamais été à sa place, où les sentimens vrais, les sentimens de la nature, ont été étouffés par les combinaisons artificielles et glaciales de la vie mondaine ! Et quel est l’objet de cette tendresse qui n’a pas de nom dans le vocabulaire des passions, tendresse d’autant plus vive et d’autant plus profonde qu’elle est plus étrangère aux lois de la nature ? C’est un Anglais de vingt ans plus jeune que Mme Du Deffand, Horace Walpole, le troisième fils du célèbre ministre, un homme d’esprit qui est l’opposé de Mme Du Deffand, car il s’amuse de tout et s’intéresse à tout. Aussi ne saurait-il pas compatir à des maux qu’il n’a pas soufferts. « Maladie de grand seigneur ! disait-il en parlant de l’ennui ; on n’est point malheureux quand on a le loisir de s’ennuyer. » C’est un autre président Hénault, mais plus sec, plus froid, plus sceptique, plus dédaigneux, un président Hénault avec le flegme de bon ton dont la haute aristocratie anglaise a conservé le monopole. C’est cet homme du monde préoccupé outre mesure de l’opinion des clubs, des salons, de la cour, ce gentilhomme bel esprit, qui a mis toute son adresse à éviter la moindre nuance de ridicule, c’est lui qui devient l’objet des « débordemens d’amitié » de la pauvre douairière. Elle si moqueuse et autrefois si ennemie de toute exagération, elle lui écrit de pareilles phrases :