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Au premier aspect, il est vrai, rien ne semble changé ni dans les institutions ni dans les hommes ; la politique officielle est aujourd’hui ce qu’elle était hier. Le mouvement de réformes par lequel s’est inauguré le règne de l’empereur Alexandre II ne s’est point interrompu ; il s’est ralenti tout au plus un instant pour reprendre bientôt son cours, s’étendant à tout, à l’administration et à l’économie sociale, au régime de la presse et à l’organisation de la justice, à l’ordre civil et à la constitution militaire. Rien n’est changé, si l’on veut, rien, si ce n’est les conditions morales dans lesquelles se déroule ce mouvement, et le souffle qui l’anime, et l’esprit qui le dirige. Au fond, l’insurrection polonaise a eu cet étrange effet d’atteindre l’autocratie dans son essence en paraissant la fortifier dans son action extérieure, d’intervertir complètement le rôle et les rapports des partis, de créer cette situation où les velléités libérales se perdent dans les plus audacieuses négations du droit, où s’agitent des courans d’opinion qui ont l’air d’expirer aux pieds du gouvernement et qui en réalité le dominent, où sous une apparente unanimité se cache une violente et redoutable : incohérence. Depuis deux ans, c’est l’obsession du polonisme, comme on dit à Pétersbourg et à Moscou, c’est cette obsession qui se mêle à tout, qui réagit sur tout, qui alimente toutes les polémiques avant de devenir une doctrine d’état ; c’est elle qui prenait possession de la politique russe dès 1863, et c’est elle qui tout récemment encore inspirait une de ces mesures d’expropriation qui ne sont plus qu’une conception révolutionnaire autocratiquement réalisée, le dernier mot d’un système acharné à vaincre même quand il n’y a plus de combattans, une de ces mesures à travers lesquelles se laisse entrevoir tout à coup le déplacement moral qui s’est fait dans une société et dans un gouvernement.

Situation étrange assurément, pleine de contradictions et d’énigmes, qui par ses racines plonge au plus profond de la vie russe et qui en définitive n’est qu’un prolongement, une phase plus saisissante de l’histoire contemporaine de ce vaste empire, à peine arraché d’hier à son immobilité, lancé aujourd’hui à la recherche d’un nouvel équilibre intérieur ; situation qui, en dehors même de la lutte polonaise, a ses origines, ses caractères, ses personnages, ses organes multiples, ses conflits intimes et ses péripéties. Je voudrais ressaisir le sens et la physionomie de cette histoire de deux années, qui se résume, à vrai dire, dans trois ordres de faits, — une violente agitation d’opinion, une crise morale de gouvernement, un ensemble de réformes où se reflète ce travail confus de passions et d’idées.

Et avant tout il y a deux traits essentiels, dominans, qui