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dans le parc de Lazienki. Partout le public afflue, mais plus qu’ailleurs il accourt en foule, une fois par semaine, à la gare du chemin de fer. À cette promenade à la mode s’assemblent de quatre à cinq mille personnes. Là aussi il y a une musique, mais d’une espèce particulière : des pleurs, des sanglots, des cris ! Cette promenade, cette jouissance, ce divertissement, appelez-le comme vous voudrez, n’est autre chose que la scène d’adieux aux condamnés politiques qu’on déporte… » Une autre fois les lieux publics sont vides, c’est que la promenade se dirige vers les glacis de la citadelle de Varsovie où il y a aussi une espèce particulière de divertissement ! Le fait est que cette malheureuse insurrection polonaise a produit sur la Russie l’effet d’un cauchemar, et qu’elle a développé dans les imaginations des habitudes malsaines, le goût dépravé de jouer avec tous ces spectacles de déportations, de condamnations et de supplices qui ont été pendant longtemps, même après la lutte, la monotone et révoltante pâture des journaux. Faire de la police une poésie et se plaire à épier la pâleur des condamnés ou à jeter le fiel sur la blessure des vaincus, c’est là ce que j’appelle véritablement l’altération du sens moral dans la société russe.

Les conséquences en politique ont été bien autres et se manifestent dans tout un ensemble de faits ou de symptômes qui caractérisent d’une façon particulière la situation actuelle de l’empire. Les derniers événemens, en réalité, ont changé à peu près complètement les conditions de la politique de la Russie, à commencer par le gouvernement, atteint le premier dans son essence et dans ses directions, sinon dans ses formes matérielles. Et ici il faut se rendre compte de ce qu’était ce gouvernement encore sous Nicolas : au sommet, l’empereur dans la plénitude de son omnipotence olympienne ; au-dessous, une hiérarchie aux mailles serrées, aux traditions et aux dehors restés allemands, exécutant sans bruit la volonté impériale ; — tout au bas, une masse compacte et muette pressurée par la légion des fonctionnaires, mais toujours attachée au tsar, au père, et disciplinée en son nom. Ce que l’empereur Nicolas n’eût admis jamais surtout, c’est qu’il pût y avoir dans l’empire une influence qui n’émanât pas de lui, une initiative se substituant à sa propre initiative. Au fond, je le crois bien, l’empereur Nicolas a été le premier tsar russe selon l’idéal nouveau ; mais il l’était à sa manière, en homme qui se croyait le porte-glaive de l’ordre conservateur, et qui avait mérité que le marquis Wielopolski lui fît le compliment qu’il n’aurait point recours aux jacqueries. En un mot, il avait les excès, les faiblesses, comme aussi la grandeur, je dirai presque les avantages de son état. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Ce n’est plus d’en haut que vient l’initiative ; ce n’est