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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/416

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du mystère des choses ; il y échappe par les tristesses mêmes et la hautaine mélancolie de son âme. Tout cela est de la poésie, et le matérialisme pur est par excellence une doctrine anti-poétique, la négation même de la poésie. C’est là ce qui nous explique les affinités secrètes de Goethe, bien qu’il soit panthéiste déclaré, avec un poète épicurien comme Lucrèce ; la même raison nous aide à comprendre ses affinités avouées avec le chef des encyclopédistes, Diderot. C’est que toutes les doctrines matérialistes subissent dans les intelligences enthousiastes une véritable transformation. Lucrèce et Diderot, matérialistes dans le dessein général de leur doctrine, en réalité cessent de l’être quand ils la développent avec leur feu naturel et leur chaleur d’imagination. Chez eux, la conception de la nature ne tarde pas à sortir du pur mécanisme. Ils oublient les sévères engagemens qu’ils ont pris d’expliquer tout par les résultats de propriétés innées à la matière et de combinaisons nécessaires. A un certain moment, on les surprend à célébrer la puissance universelle, la puissance vive, éternellement féconde, le principe actif qui élabore sans trêve la substance du monde.

C’est là que les attend le panthéisme, c’est là qu’ils se rencontrent avec Goethe. C’est qu’en effet le naturalisme peut prendre divers caractères et divers aspects. Il s’élève ou s’abaisse selon les tendances et les dispositions de chaque esprit, selon le climat intérieur de chaque âme. Quand il se produit dans une intelligence froide, positive, uniquement réglée par la raison mathématique, il y a bien des chances pour que le naturalisme devienne le mécanisme absolu, le matérialisme pur et simple. Quand il se manifeste dans un esprit poétique, c’est presque infailliblement le panthéisme qui à la fin éclate. Avec un degré d’enthousiasme de plus ou de moins, on rend compte de ces diversités dans la manifestation d’une seule et même idée, celle qui prétend expliquer le monde sans Dieu. La doctrine philosophique semble séparer par un abîme Goethe et Lucrèce, l’un qui reconnaît pour maître Spinoza, l’autre Épicure ; en réalité, la force, la grandeur, la vivacité de leur imagination les rapprochent. — D’une part, Lucrèce anime et personnifie par l’ardeur de son âme cette froide mécanique des atomes et la transforme en une puissance mystérieuse de vie et de fécondité qu’il célèbre, sous le nom de Vénus, avec une sorte d’enthousiasme religieux. — D’autre part, Goethe est trop profondément pénétré du sentiment de la réalité pour se tenir rigoureusement aux formules géométriques du panthéisme de Spinoza ; il les colore, il les échauffe de tous les feux de son génie, et l’on voit se rencontrer ainsi, partis de deux points opposés, le mécanisme épicurien et le spinozisme abstrait, réconciliés par la poésie dans l’adoration de la grande nature, source unique de la vie, seule réalité, seul Dieu.