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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/454

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nom. Je passe une gandoura, et je vais à sa rencontre. Il m’embrasse, il pleure, il bredouille un tas de choses où le mot pardon revenait à chaque instant. « Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas savoir ;… mais je te dirai tout. Charles ! je suis le plus malheureux des hommes. J’aime de toutes les forces de mon cœur, et l’on ne se souvient même pas de moi. C’est l’enfer glacé de Dante ! » J’ai su depuis que Dante avait imaginé un enfer sans feu.

Il m’entraîna dans la campagne, au diable vert. Je reverrai toujours le paysage. Avez-vous remarqué cela ? Quand un événement joyeux ou triste enfonce un clou dans le décor, c’est fixé pour la vie ; on ne l’oublie plus. Ainsi le champ de fèves où ma cousine Gretchen… mais ne confondons pas les histoires.

Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance de cœur ! Ah ! quand un homme économise tout en lui-même, il y a des momens où il se trouve joliment riche, allez ! Ce fut une débâcle, une explosion, que sais-je ? imaginez tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on aurait chargée tous les jours, à toute heure, depuis 1850, et qu’on allumerait à présent ! Entendez-vous le coup ? C’est à faire frémir. Un garçon plus délicat, plus tendre et plus sentimental à lui seul que l’Alsace et l’Allemagne réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère !

Son père, M. de Gardelux, n’était pas un père. C’était un monsieur qui faisait courir. Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à l’Opéra ; il était quelque chose au club, trésorier ou vice-président, je ne sais plus ; mais la vie de Paris l’absorbait si complètement qu’il oubliait le chemin de son hôtel pendant des vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à quinze ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait ni nourri, ni élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai tété maman Brunner jusqu’à l’âge de quatre ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez avec moi que ça ne l’a pas fatiguée. Il faut dire que chez nous les filles se marient à vingt-cinq ans, dans leur force. Les enfans rachitiques sont ceux qu’on a trop tôt. Ainsi la sœur de Léopold, née quatre ans après lui, est une personne superbe : ceux qui en douteraient n’ont qu’à l’aller voir demain à l’église. C’est à deux pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore ?

Tous les hommes ne sont pas taillés dans le même drap, car je me suis laissé dire que bien des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux garçon sans en ressentir la moindre incommodité. On lui paya une nourrice bourguignonne du plus beau sang, visitée par le médecin de la famille ; sa layette fut commandée chez la grande faiseuse ; on le sevra conformément aux règles de l’art ; on lui donna tout un jeu de bonnes étrangères pour qu’il sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les apprendre. À l’âge de sept ans, comme