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Désintéressement absolu entre les partis, voilà ce que la critique indépendante doit essayer ; cela ne veut pas dire seulement que la plume sera entre les mains d’un homme de conscience et de probité. La critique désintéressée est celle qui revendique la liberté entière de la pensée, mais sans toucher aux questions qui ne lui appartiennent pas. Et il ne s’agit pas de la limiter : suis-je moins libre parce que je m’interdis l’abus de ma liberté ? Mais, dira-t-on, quel est cet abus ? où doit s’arrêter la liberté de la critique ? Les questions qui n’appartiennent pas à la critique sont les questions d’application positive et pratique. Il ne manquera jamais d’hommes ni d’occasions pour les traiter ; seulement ces hommes sont les soldats des partis, et ces occasions ne sont pas celles de la science. Il nous semble que Descartes, un assez libre esprit sans doute, ne comprenait pas trop mal cette distinction indispensable. Si vous êtes critique et que vous vous fassiez soldat d’un parti, vous manquez à votre devoir et vous perdez votre droit. On vous accuse d’obéir à un intérêt, vous l’avez mérité. Défendez ce que vous croyez la vérité dans le domaine des idées pures ; si vous craignez que cela ne suffise pas, vous ne croyez pas à la force de la vérité.

Sans désintéressement, point de libre jeu pour la pensée. Est-ce à la Revue d’Edimbourg que vous le trouverez ? Organe des anciens whigs, elle a du libre jeu de la pensée ce que permet sa profession. Est-ce à la Quarterly ? Organe des tories, on y en trouve ce qui est possible dans un organe des tories. Est-ce à la British Quarterly ? Organe de ce qui n’est ni whig ni tory, elle pratique de ce libre jeu ce qui lui convient en cette qualité. Est-ce au Times ? Organe de l’Anglais satisfait de lui-même, de l’Anglais qui fait de bonnes affaires, il se permet du libre jeu de la pensée ce qui concerne sa fonction. Où est-il donc, ce précieux désintéressement ? Je n’ai point caractère pour parler au nom de la Revue des Deux Mondes, à qui M. Matthevv Arnold veut bien reconnaître ce rare mérite. A son avis, il n’y a pas ici en premier lieu, avant toutes choses, un but particulier, pratique à poursuivre, et en second lieu seulement, quand on en a le temps, l’exercice de la liberté de la pensée. La principale fonction de cette Revue est de comprendre et d’exprimer les meilleures choses connues et pensées dans le monde entier, elle est proprement l’organe du « libre jeu de la pensée. »

Mais je ne veux pas être moins généreux que M. Matthevv Arnold, et la justice m’oblige de renvoyer à son pays quelque chose des éloges dont il comble le mien. Sommes-nous toujours amis de la libre pensée, comme on le suppose, je ne dis pas libres penseurs,