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et prochain de Jésus sur la terre : le quatrième Évangile ne connaît plus qu’un avenir de béatitude pour les élus dans le ciel.

Nous venons de citer le nom de Justin Martyr, ce chrétien philosophe qui d’Asie vint à Rome sous Antonin et Marc-Aurèle (de 140 à 165). Autant cet écrivain marque dans l’histoire du dogme en qualité de défenseur zélé de la théorie du Verbe appliquée à Jésus-Christ, autant il est surprenant qu’il ne trahisse aucune connaissance du quatrième Évangile et des données particulières à cet Évangile, toutes calculées pour consolider cette théorie. Cela est fort instructif. Nous voyons par là que d’elle-même la pensée chrétienne, en dehors du quatrième Évangile, gravitait vers cette doctrine, appelée dans les siècles suivans à de si grandes destinées. Il y a déjà dans cette observation une grave présomption en faveur de l’opinion qui fixe la date de composition du quatrième Évangile de manière à le faire rentrer dans le mouvement d’idées dont Justin est un dès principaux organes, sans contester pourtant que cet Évangile a pu rester inconnu de cet écrivain.

Il faut aussi qu’il ait été inconnu de Marcion ; ce sectaire gnostique qui remania l’Évangile de Luc jusqu’à ce qu’il en eût éliminé tout ce qui pouvait donner une couleur judæo-chrétienne quelconque au christianisme originel. Si Marcion avait eu à sa disposition le quatrième Évangile, il l’eût évidemment préféré, car il n’aurait eu presque rien à faire pour l’adapter entièrement à ses vues particulières. Or Marcion est à Rome depuis l’an 139, venu d’Asie-Mineure, où il paraît qu’il y avait une forte tendance à briser radicalement avec le passé judæo-chrétien de l’église et à donner au christianisme une couleur spéculative et mystique. Vers le même temps, on signale l’arrivée dans la ville impériale d’un autre fameux gnostique d’Asie, Valentin, lequel y avait été précédé de quelques années par Basilide, et s’il est évident que leur gnose à tous deux diffère complètement de la doctrine du quatrième Évangile et que ce n’est pas chez lui qu’ils l’ont puisée, il n’en est pas moins remarquable que c’est dans leurs écoles, chez les valentiniens surtout, que l’on découvre les plus anciennes traces de la connaissance et de l’usage de ce livre. La terminologie valentinienne présente même de curieuses ressemblances avec celle du quatrième Évangile. Ces mots caractéristiques : le Verbe, l’Arché (commencement), Zôé (la vie), la Vérité, la Grâce, le Paraclet, le Plérôme, le Fils unique (monogène), leur sont communs. N’est-il pas dès lors bien rationnel de supposer que le gnosticisme, dont l’influence fut si grande, si générale, si prolongée, est l’exagération d’une tendance très répandue au second siècle, qui commença de prévaloir en Asie dans la première moitié du siècle, et à laquelle l’auteur du quatrième Évangile aurait participé sans tomber dans