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était trop tôt, il était tout entier à l’effort et ne songeait pas à la jouissance ; un peu après, il est trop tard, il ne songe qu’à la jouissance et ne conçoit plus l’effort. Entre les deux se trouve un moment unique, plus ou moins long suivant que la transformation de l’âme est plus ou moins prompte, et dans lequel les hommes, encore forts, impétueux, capables d’émotions sublimes et d’initiative hardie, laissent se relâcher leur volonté tendue pour égayer magnifiquement leur esprit et leurs sens.

Tel est le changement qui s’opère à Venise comme dans le reste de l’Italie entre le XVe et le XVIe siècle. La guerre de Chioggia est le dernier acte du vieux drame héroïque ; là comme au plus beau temps des anciennes républiques on voit un peuple assiégé qui se sauve contre toute espérance, des artisans qui fournissent des vaisseaux, un Pisani vainqueur qui se laisse mettre en prison et n’en sort que pour recommencer la victoire, un Carlo Zeno[1] qui survit à quarante blessures, un doge de soixante-dix ans, Contarini, qui fait vœu de ne point quitter son vaisseau tant que la flotte ennemie ne sera pas prise, trente familles, apothicaires, épiciers, marchands de vin, pelletiers, admises parmi les nobles, un dévouement, un courage, un esprit public semblables à ceux d’Athènes sous Thémistocle et de Rome sous Fabius Cunctator. Si à partir de ce moment le foyer intérieur s’attiédit, on le sent encore chaud pendant de longues années, plus longtemps entretenu que dans le reste de l’Italie et témoignant parfois de sa force par des flamboiemens soudains. Venise est toujours une cité indépendante, une patrie aimée, quand Florence, Rome et Bologne ne sont plus que des musées d’oisifs et d’amateurs. Le peuple devenu sujet se trouve encore citoyen à l’occasion ; quand Louis XII et Maximilien conquièrent les pays vénitiens de la terre ferme, les paysans se révoltent au nom de saint Marc, et des volontaires en dépit du doge reprennent Padoue. Quand le pape Paul V veut imposer sa volonté à Venise, le clergé vénitien demeure patriote, et le peuple chasse avec des huées les moines papalins[2]. Quand l’inquisition ecclésiastique s’étend sur toute l’Italie, le sénat vénitien fait écrire Paolo Sarpi contre le concile de Trente, tolère chez lui des protestans, des arméniens, des mahométans, des juifs, des grecs, leur laisse leurs temples, permet que les hérétiques soient enterrés dans les églises. De leur côté, les nobles savent toujours se battre. Pendant tout le XVIe siècle jusqu’au XVIIe et au-delà, on les voit en Dalmatie, en Morée, sur toute la Méditerranée, défendre le terrain pied à pied contre les infidèles. La garnison de Famagouste ne

  1. Mort en 1418. Sa vie est celle d’un homme de Plutarque.
  2. « Siamo Veneziani e poi cristiani. »