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dégage aux yeux, c’est le type général et commun ; les traits particuliers et personnels restent d’abord dans l’ombre. Ils ont travaillé ensemble et tour à tour au palais ducal ; mais par la concordance involontaire de leurs talens leurs peintures font un ensemble.

Les yeux sont d’abord étonnés ; sauf trois ou quatre salles, les appartemens sont bas et petits. La salle du conseil des Dix et celles qui l’entourent[1] sont des réduits dorés insuffisans pour les figures qui les habitent ; mais au bout d’un instant on oublie le réduit et on ne voit plus que les figures. La puissance et la volupté y éclatent effrénées et superbes. Dans les angles, des hommes nus, cariatides peintes, se projettent au dehors avec un tel relief qu’au premier regard on les prend pour des statues ; un souffle colossal enfle leurs poitrines ; leurs cuisses et leurs épaules se tordent. Sur le plafond, un Mercure vu par le ventre, tout entier nu, est presque une figure de Rubens, mais d’une sensualité plus âpre. Un gigantesque Neptune pousse en avant ses chevaux marins, qui clapotent dans la vague ; son pied presse le rebord du char, son torse se renverse énorme et rougeâtre, il lève sa conque avec une joie de dieu bestial ; le vent salé bruit dans son écharpe, dans ses cheveux et dans sa barbe ; on n’imagine pas avant de l’avoir vu un si furieux élan, un tel débordement de sève animale, une telle joie de la chair païenne, un pareil triomphe de la grande vie dévergondée et lâchée en plein air et en plein soleil. Quelle injustice que de réduire les Vénitiens à la peinture du bonheur et à l’art de flatter les yeux ! Ils ont peint aussi la grandeur et l’héroïsme ; le corps énergique et agissant les a touchés par lui-même ; comme les Flamands, ils ont leurs colosses. Leur dessin, même sans couleur, est capable à lui seul d’exprimer toute la solidité et toute la vitalité de la structure humaine. Qu’on regarde dans cette même salle les quatre grisailles de Véronèse, cinq ou six femmes voilées ou demi-nues, toutes si fortes et d’une telle charpente que leurs cuisses et leurs bras étoufferaient un combattant dans leur étreinte, et néanmoins d’une physionomie, si simple ou si fière que malgré leur sourire elles sont vierges comme les Vénus et les Psychés de Raphaël.

Plus on considère les figures idéales de l’art vénitien, plus on sent derrière soi le souffle d’un âge héroïque. Les grands vieillards drapés au front chauve sont des patriciens rois de l’Archipel, des sultans barbaresques qui, traînant leurs simarres de soie, reçoivent des tributs et commandent dès exécutions. Les superbes femmes en longues robes chamarrées et froissées sont des impératrices filles de la république, comme cette Catherine Cornaro de qui Venise reçut Chypre. Il y a des muscles de combattans dans les poitrines

  1. Peintes par Véronèse, et, sous sa direction, par Zelotti et Bazzaco.