Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hardiesse et dans l’élan de ces colosses la rude main qui a tracé les célèbres imageries, les Six Saints, le formidable Passage de la Mer-Rouge. Sauf Michel-Ange, personne n’a manié ainsi la charpente humaine. Abraham est un géant et un exterminateur ; quand on a vu sa tête et sa barbe grisonnantes, sa cuisse et ses deux bras nus qui sortent impétueusement de sa draperie jaunâtre, on se sent devant un vrai patriarche, combattant et dompteur d’hommes ; il lève le bras, et tous ses muscles vont frapper ; la tête du petit Isaac est déjà reployée sous sa main violente. Le mouvement est si fort qu’un seul élan court à travers les trois personnages, depuis les pieds de l’ange qui se précipite arrêtant l’épée jusqu’au corps demi-tordu de l’homme qui se retourne, et à travers lui jusqu’au col fléchissant de l’enfant prosterné. — Plus furieux encore est le geste du fratricide : non pas que Titien le fasse odieux, au contraire son impétuosité emporte le spectateur ; ce n’est pas un assassin, c’est Hercule tuant un ennemi. Abel renversé sur le flanc trébuche, étendant les quatre membres. L’autre, gigantesque et musclé comme un athlète, un pied sur la poitrine du vaincu, se rejette en arrière, et de toute la force de son torse et de ses bras raidis va l’écraser. Un sombre ton vineux empourpre de sa couleur menaçante l’entrelacement des muscles, la saillie des tendons bandés, les bosselures et les creux de la chair agissante, et le visage bestial du meurtrier, éclairé obliquement par une lampe, s’enfonce dans un raccourci noir.


L’Académie, les églises, Tintoret.

Je n’ai ni le courage ni le loisir de te parler des autres peintures. Il y a sept cents tableaux à l’Académie ; ajoute ceux des églises. Il y faudrait un volume ; d’ailleurs l’effet consiste le plus souvent en un ton de chair lumineux près d’un ton de chair sombre, dans la dégradation des teintes d’une draperie rousse ou verdâtre. On peut bien l’exprimer en gros avec des mots ; mais quant aux nuances, la parole n’y atteint point. Le seul parti raisonnable est de venir ici et de jouir soi-même. On vient, on revient, et on retourne encore à l’Académie. On traverse ce pont de fer suspendu, la seule œuvre moderne et disgracieuse de Venise. On va au hasard dans l’une des vingt salles, et l’on choisit quelques maîtres avec qui on passera l’après-midi, Palma le vieux par exemple et Bonifazio, dont le coloris est aussi intense et aussi riche que celui de Titien : ce sont des plantes de la même famille ; mais les yeux du public ne se sont tournés que vers la plus haute tige de la gerbe. Un de ces tableaux de Bonifazio, le Festin du mauvais riche, est admirable. Sous un portique découvert, entre des colonnes veinées, de larges et