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les prérogatives féodales tant anciennes que récentes, en déférant la fixation, la répartition et le contrôle de l’impôt à des conseils mixtes nommés par les chefs de communauté, la perception de cet impôt aux agens directs du gouverneur, le recrutement et l’emploi de la force armée au gouverneur lui-même, la conférence de Constantinople enlevait cette fois à l’aristocratie tout moyen d’oppression, d’intimidation et d’impunité. Le difficile était d’en persuader les masses, qui avaient vu si mal tourner les prétendues garanties dont les avait dotées vingt ans auparavant la coalition européenne. Pour vaincre la défiance populaire, Davoud-Pacha, — assisté d’interprètes arabes à qui, par un hasard qui ne lui nuisit pas, il était obligé de transmettre ses speeches en français, — se mit à chevaucher dans le pays, engageant quiconque avait des réclamations à élever contre grands et petits à venir en toute confiance au siège du gouvernement. Rassurés par le caractère anti-turc de ses premiers actes, quelques pauvres diables finirent par tenter l’aventure. Au bout de deux ou trois semaines, le gouverneur-général, bien loin d’aller à la chasse des justiciables, ne savait plus comment tenir tête aux innombrables paysans qui venaient lui conter leurs affaires. Les premiers qui s’étaient risqués à faire appel à sa justice avaient en effet publié avec un enthousiasme contagieux trois choses : qu’à l’audience de Davoud-Pacha l’émir, le cheik et même le plus riche marchand n’avaient le pas sur le fellah que lorsqu’ils étaient les premiers inscrits, — que les plus gros personnages pouvaient être condamnés sur la plainte justifiée du simple fellah, et qu’ils étaient contraints, même par corps, à s’exécuter, — qu’enfin, pour obtenir ce miracle, il n’en coûtait pas le moindre bakchich, et que Davoud-Pacha poussait sous ce rapport l’originalité, jusqu’à se fâcher contre le plaideur qui le remerciait. Impatienté par les prolixités de la reconnaissance arabe, apportant d’ailleurs du milieu turc d’où il sortait l’idée souverainement fausse que cette fine race syrienne (qui pousse au contraire jusqu’à la subtilité le sentiment de la mesure et du décorum) doit être tenue à distance par la brutalité, le gouverneur-général mettait véritablement certaine rudesse à se débarrasser des gens. Ces façons de procéder, qui pouvaient lui faire tort à la longue, avaient dans la circonstance un avantage : celui de couper court à toute interprétation mauvaise sur un système de réparations qui, par la nature même des choses, se trouvait favoriser exclusivement la classe inférieure, et n’avait de rigueurs que pour les classes élevées. Davoud-Pacha sut d’ailleurs profiter fort à propos de cette première réaction de popularité pour accuser nettement son parti-pris de justice envers et contre tous en rétablissant les Ghazen dans leurs propriétés, ce qui ne souleva pas la moindre protestation chez les paysans spoliateurs.