Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce côté, vers la prodigalité et l’entrelacement des formes capricieuses et sveltes que l’imagination tout entière s’était tournée. En effet les figures, quoique bien proportionnées, n’ont rien d’idéal. Cane n’est qu’un homme de guerre qui a beaucoup exercé. Les statuettes en armure ont cet air de sacristain morne, si fréquent dans les sculptures du moyen âge. La Vierge sculptée en relief sur la tombe est une grosse paysanne naïve et balourde, et le petit Jésus a la grosse tête, les membres grêles, le ventre enflé des marmots réels qui passent leur vie à téter, dormir et glapir. L’artiste ne sait que copier servilement et tristement la forme humaine, son invention s’est dépensée ailleurs. Je pensais par contraste à un double tombeau de la renaissance que je viens de voir dans la sacristie de San-Fermo-Maggiore, celui de Jérôme Turriano, si simple, si élégant, d’une imagination si riante et si saine, où des colonnettes cannelées font un vide moyen entre des masses moyennes, où les blancheurs du marbre sont relevées par la teinte fauve du bronze, où des sphinx, des faunes, des nymphes en bas-relief courent parmi les fleurs. On ne peut s’empêcher de reconnaître que l’art du moyen âge, si inventif et si puissant, a quelque chose de forcé et de dévié. A vrai dire, c’est un art de malade ; un esprit gai et bien portant ne s’accommoderait point d’une ornementation, si menue, si tourmentée, si fragile, qui semble incapable de durer par elle-même et réclame un fourreau pour la protéger. Nous demandons aux monumens une assiette ferme, une consistance personnelle. L’imagination se lasse d’être toujours suspendue en l’air, tordue dans son vol, accrochée à des pointes, perchée sur des aiguilles. On va revoir la Piazza-dei-Signori, où un charmant petit palais de la renaissance s’appuie sur un portique d’arcades et de chapiteaux corinthiens. On goûte la finesse de ses colonnettes et les rondeurs élégantes de son balustre. On laisse aller ses yeux sur les sculptures qui serpentent dans les encoignures et dans les rebords des fenêtres : branches chargées de feuilles, hautes fleurs qui s’élancent d’une amphore, cuirasses romaines, cornes d’abondance, médaillons, toutes les formes et tous les emblèmes dont un artiste voudrait s’entourer pour faire de sa vie une fête. On contemple les deux statues des niches à coquille, une Vierge qui, semblable à la madone du Jugement dernier, se reploie et se tourne sur son épaule avec une finesse d’allure florentine. Je suppose que c’est là le plaisir d’un voyage : on revient sur ses idées, on les sent se confirmer, se développer, se corriger incessamment, à mesure que de nouvelles villes présentent à l’esprit de nouveaux aspects des mêmes choses.

Mais on se lasse ; j’ai trop vu de peintures à Venise pour parler de celles qui sont ici. Il y a pourtant une pinacothèque au palais Pompéi, remplie par les œuvres des maîtres de Vérone. Quantité de