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ce sont des lacis de cordes, des rosaces, de petits carrés remplis de feuillages ; sur les colonnes, on voit des croix, des têtes et des corps d’animaux, une décoration d’espèce inconnue. Ces œuvres des plus sombres siècles du moyen âge[1] laissent toujours après la première répugnance une impression puissante. On y sent, comme dans les légendes de saints accumulées du VIIe au Xe siècle, le délabrement de l’intelligence effarée, la maladresse de la main alourdie, l’altération et la discordance des facultés décrépites, les tâtonnemens de l’esprit enfantin et vieillot qui a tout oublié et qui n’a pas encore appris, son anxiété douloureuse et demi-idiote devant des formes vaguement entrevues, son effort impuissant pour balbutier une pensée trouble, ses premiers pas trébuchant dans une profonde cave où tout se brouille et vacille sous un pâle rayon du jour. A l’intérieur, de forts piliers composés d’un amas de colonnes soutiennent sur leurs chapiteaux barbares une file d’arcades rondes et de voûtes basses, et tout au bout dans l’abside luisent dans l’or de maigres figures byzantines. Sous la chaire est un tombeau qu’on disait celui de Stilicon, sculpté de chasses grossières, où des bêtes d’espèce incertaine, peut-être des chiens, peut-être des crocodiles, se poursuivent en se mordant ; la dégradation de l’art n’est pas plus grande dans le monument de Placidie à Ravenne. On relève les yeux, et l’on voit dans les sculptures de la chaire la première aube de la renaissance. C’est une œuvre du XIIe siècle, sorte de boite longue portée sur des colonnes, comme les chaires de Nicolas de Pise. Les figures sculptées représentent la cène ; onze personnages, vus de face et les deux bras en avant, répètent tous la même posture ; les têtes sont réelles et même soigneusement étudiées, mais toutes bourgeoises et vulgaires. Entre cette première lueur de la vie et le chaos informe de la sépulture inférieure, il y a peut-être six siècles ; voilà le temps qu’emploient les incubations. Nul document ne montre mieux que les œuvres d’art les formations et les métamorphoses de la civilisation humaine.

Je ne trouve plus dans mes souvenirs qu’une église, Sainte-Marie-des-Grâces, large tour ronde ceinte de deux galeries de colonnettes et posée sur un carré ; encore n’est-ce point l’église qu’on va voir, c’est la Cène de Léonard de Vinci, peinte sur un mur du réfectoire, et, à vrai dire, on ne la voit pas. Cinquante ans après son achèvement, elle tombait en ruine. Au siècle dernier, on l’a repeinte en entier, sauf le ciel, puis grattée et encore repeinte, et comme elle s’écaillait encore, on l’a restaurée il y a dix ans. Qu’y a-t-il maintenant de Léonard dans cette peinture ? Peut-être moins que dans

  1. Comparez le cloître de Saint-Trophime à Arles, un des plus curieux et des plus complets monumens du premier moyen âge.