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salaire régulier sur lequel il pouvait compter pour le travail de ses bras, mais peut-être aussi parviendra-t-il à l’aisance ou à la fortune comme tant d’autres enfans de son village, et s’il revient un jour au pays, ce sera pour se faire bâtir un château à la place de la sordide demeure où il est né. Bien peu nombreux sont les émigrans qui peuvent réaliser leurs rêves de fortune, il en est beaucoup qui trouvent la pauvreté, la maladie, une mort prématurée dans les grandes villes ; mais du moins ceux qui vivent ont pu élargir le cercle de leurs idées, ils ont vu des contrées différentes les unes des autres, ils se sont formés au contact d’autres hommes, ils sont devenus plus intelligens, plus instruits, et tous ces progrès individuels constituent pour la société tout entière un avantage inestimable.

On sait avec quelle rapidité s’accomplit en France ce phénomène de l’émigration des campagnards vers Paris, Lyon, Toulouse et les grands ports de mer. Tous les accroissemens de la population se font au profit des centres d’attraction, et la plupart des petites villes et des villages restent stationnaires ou même déclinent quant au nombre des habitans. Plus de la moitié des départemens sont de moins en moins peuplés, et l’on peut en citer un, celui des Basses-Alpes, qui depuis le moyen âge a certainement perdu un bon tiers de ses habitans. Si l’on tenait aussi compte des voyages et des émigrations temporaires, qui ont pour résultat d’accroître nécessairement la population flottante des grandes villes, les résultats seraient bien plus frappans encore. Dans les Pyrénées de l’Ariège, il est certains villages que tous les habitans, hommes et femmes, abandonnent complètement pendant l’hiver pour descendre dans les cités de la plaine. Enfin la plupart des Français qui s’occupent d’opérations commerciales ou qui vivent de leurs revenus, sans compter des multitudes de paysans et d’ouvriers, ne manquent pas de visiter Paris et les principales cités de la France, et le temps est bien loin où, dans les provinces reculées, on désignait un ouvrier voyageur par le nom de la grande ville qu’il avait habitée. En Angleterre et en Allemagne s’accomplissent les mêmes phénomènes sociaux. Bien que dans ces deux contrées l’excédant des naissances sur les morts soit beaucoup plus considérable qu’en France, cependant là aussi des pays agricoles, tels que le duché de Hesse-Cassel et le comté de Cambridge, se dépeuplent au profit des grandes cités. Même dans l’Amérique du Nord, où la population s’accroît avec une si étonnante rapidité, un grand nombre de districts agricoles de la Nouvelle-Angleterre ont perdu une forte proportion de leurs habitans par suite d’une double émigration, d’un côté vers les régions du Far-West, de l’autre vers les villes commerciales de la côte, Portland, Boston, New-York.