Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yatagan, : — et ce fusil (orné) d’argent ? — Qui t’a ôté le gilet à écailles (fait de galons d’or et d’argent) ? » Dans un autre chant, le poète, pour faire comprendre la grandeur de la perte que vient de faire le pays, nous raconte que le guerrier qu’il pleure combattait seul avec un éléphant, et que lorsqu’il s’avançait en Roumélie, chacun se demandait : « Qui est celui-ci ? » Dans une existence exposée à de pareilles catastrophes, tel qui était la veille admiré ou envié excite le lendemain la compassion de tous, comme cette jeune femme qui raconte la mort tragique de son époux, tué dans la nuit des noces : « Hier je vins, aujourd’hui je m’en vais, — hier parée de clinquant, — aujourd’hui les cheveux épars. » Les choses insensibles semblent elles-mêmes protester contre les trépas prématurés. « Hélas ! ô Derven-Aga[1], — tu as laissé tes braves comme morts. — Le glaive qui est suspendu dit : — Où est mon maître pour qu’il me tire ? — Le coursier dans l’écurie hennit — et dit : Mon maître, qu’est-il devenu ? — Qu’il vienne vers moi, qu’il me selle, — et qu’il aille se promener en chevauchant. »

Le plus populaire de tous ces chants funèbres est la vieille chanson consacrée à la mort d’un jeune soldat mercenaire. Il est remarquable qu’il ait plus d’une analogie avec une ballade roumaine, Miorita, et avec un chant klephtique cité par Pouqueville : « Je suis tombé, ô mes compagnons, je suis tombé — au-delà du pont de Kiabésé. — Saluez ma mère de ma part. — Qu’elle vende les deux bœufs, — et qu’elle donne l’argent à la jeune (fille) ! — Si ma mère s’informe de moi, — dites-lui que je suis marié ; — si elle demande quelle fiancée j’ai prise, — (dites-lui) trois balles dans la poitrine, — six dans les bras et les jambes ; — si elle demande quels parens sont venus (au banquet), — dites-lui que les corneilles et les corbeaux ont tout mangé. »

La plupart des chants guègues que nous possédons ont été réunis par M. Hyacinthe Hecquard, naguère consul de France à Scodra, dans l’Albanie septentrionale. Non-seulement M. Hecquard, a terminé son ouvrage par une collection de ces chants, mais il en cite ou en analyse plusieurs autres dans son livre, qui contient les plus curieux détails sur les traditions et les habitudes des Albanais du nord. M. de Hahn a aussi publié un certain nombre de poésies guègues dont les plus curieuses correspondent à ces chansons de nourrice que les Hellènes nomment νανναρίσματα.

Les chants guègues nous donnent l’idée la plus exacte de l’obstination avec laquelle les Albanais septentrionaux ont disputé le terrain pied à pied à la domination turque. — Un bey de Bouchat, nommé Méhémet, homme audacieux et rusé qui s’était établi à

  1. Il s’agit d’un chef tué dans un combat.