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que le jeune poète faisait parler le chœur des vieillards, témoins des choses passées et gardiens de la tradition nationale. Depuis ce moment, à travers toutes les transformations de son esprit, il n’a pas tracé une page qui ne se rapporte aux problèmes de 89, aux intérêts, aux périls, aux devoirs nouveaux créés par la révolution française.

A l’époque où M. Quinet écrivait Ahasvérus, il croyait encore que la révolution avait réalisé son idéal, que le vaincu de Waterloo avait été l’incarnation de la démocratie, et que, la chute du colosse ayant fait éclater partout la réaction européenne, c’était aux soldats des grandes guerres à réveiller le génie de la France. « Hommes de Lodi, de Castiglione, de Marengo, où êtes-vous ? Sortez de terre. Vous-vous êtes couchés une heure trop tôt. Venez faire la tâche que vos enfans n’ont pas le cœur d’achever. Si froids que vous soyez, si pâles que vous ait faits la mort, c’est bien le moins que vous valiez vos fils. » Il n’y a guère d’autre appel que celui-là dans les ardentes paroles du jeune poète ; ce sursum corda s’adresse à la France de 1830, trop oublieuse, à son gré, des humiliations de 1815. On pourrait le résumer en deux mots : brisons la chaîne des traités honteux et reprenons nos frontières. « À ce pays que je contemple, à ce ciel que j’envie, à ce champ que j’ensemence, je souhaite un blond soleil pour l’échauffer… Dans la guerre, que sa pique soit tranchante, et haute, et ferme, et sûre ! Pour mieux fermer son enclos, que le fleuve qui s’en va vers Cologne lui donne sa plus belle rive !… Et de ton côté, dans ton aire des Alpes, aigle d’Autriche, tu laisseras choir de tes serres des villages de chaumes perdus dans la nue, des monts, des forêts, des neiges, de quoi lui faire un nid contre tes aiglons. » La Belgique et la Savoie, le Rhin et les Alpes, voilà ce que réclame le chœur d’Ahasvérus ; à ces conditions, l’avenir est sauvé, la révolution suit son cours, et quelles splendeurs inconnues vont couronner la France nouvelle !… Les luttes des partis ne l’inquiètent pas ; il croit la révolution assez féconde pour réconcilier bientôt dans l’éclat de ses œuvres tous les enfans de la mère-patrie. Qu’on écarte de la scène les générations souillées par le joug étranger, qu’on efface à jamais les traces de l’invasion, la vie renaîtra partout. N’avons-nous pas notre étoile au-dessus de nos têtes et devant nous la colonne de feu ? « Allez ! de vos discordes, sans m’inquiéter, je ferai mon harmonie. Arrière seulement vos viles générations, fouettées en naissant avec le fouet de l’étranger ! De vous ni d’elles je ne veux que vos enfans, seul bien que vous n’ayez pas encore souillé. » La confiance du poète est si grande que l’idée de l’empire se mêle chez lui à l’idée de la république sans qu’il en prenne ombrage. Les rois s’en vont, la république s’annonce, une république où apparaîtra toujours