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interminable et où règne une certaine confusion, n’occupe pas moins d’un volume ; les personnages n’en finissent pas de poser devant nous, et paraissent éprouver une difficulté insurmontable à se mettre à l’action et à engager le drame. Ils avancent, puis reculent, essaient d’un simulacre de mouvement, puis rentrent dans leur repos sans avoir rien fait, avec un geste qui semble dire : Ce sera pour le prochain chapitre. Cette lenteur de mouvemens fait naître l’incertitude dans l’esprit du lecteur, qui, ne sachant où ils en veulent venir, marche pendant trop longtemps dans un brouillard comparable à ce brouillard si admirablement décrit dont les épaisses vapeurs permettent au sieur Clubin de faire naufrager le bateau de mess Lethierry. En revanche, lorsque ce brouillard vient à se dissiper, il découvre un des plus magnifiques tableaux de marine qui aient été jamais peints.

Il n’est que juste cependant de dire, comme correctif de ce qui précède, que ce défaut de composition se remarquerait beaucoup moins, si l’ouvrage, au lieu d’être distribué en trois volumes, était distribué en deux ou même en un seul. Comment M. Victor Hugo, qui connaît si parfaitement toute l’importance de la composition matérielle d’un livre et qui surveille avec une si soigneuse vigilance les plus petits détails typographiques, ne s’est-il pas aperçu de cette distribution malencontreuse de son œuvre et l’a-t-il permise à ses éditeurs ? La fin d’un volume, qu’il soit long ou court, marque nécessairement pour le lecteur un temps de repos ; il s’arrête pour reprendre haleine, rassemble ses impressions et porte un premier jugement, favorable ou défavorable, qu’il n’hésite pas avec une précipitation téméraire à étendre aux parties du livre qui lui sont encore inconnues. Il y a là un point de suspension très délicat et qui peut en certaines occasions être fatal. Un premier volume pour le lecteur, c’est comme un premier acte pour le spectateur, et combien de fois n’a-t-on pas vu la destinée d’un drame décidée par l’impression que laissait un premier acte ! Or le lecteur sort du premier volume, sinon désenchanté, au moins déconcerté et dérouté, et sa curiosité, qui jusqu’alors n’a été en rien stimulée par ce qui précède, reste sans grand désir de connaître ce qui va suivre. Si cette longue et quelque peu obscure exposition était nécessaire à M. Hugo, n’était-il pas possible d’en masquer les défauts en grossissant le premier volume d’un tiers du second ? Je suppose qu’au lieu de s’arrêter à la prophétie quelque peu vague du capitaine Gertrais Gaboureau, ce premier volume se fut arrêté au naufrage de la Durande, les défauts de cette exposition disparaissaient immédiatement, car le lecteur, allant jusqu’au bout sans désemparer et voyant enfin le jour se faire devant son imagination, oubliait eh un instant tous les