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à ses semblables le plaisir de lui refuser un appui qu’il ne leur demandait pas. Or, quand on n’attend aucun secours des hommes, c’est qu’on en trouve ailleurs. Ainsi supposait-on, sans toutefois oser l’affirmer, que Gilliatt était dans les meilleurs termes avec le roi des Auxcriniers, génie puissant et difforme, bien connu des matelots qui naviguent dans les eaux de la Manche. Sans cela, comment expliquer qu’il ne revînt jamais de la pêche sans poisson, qu’il eût gagné aux régates cette panse hollandaise que les marins les plus expérimentés ne parvenaient à gouverner ni longtemps, ni avec succès ? Si la qualité de sorcier impliqué le pouvoir de remplir les cerveaux des hommes d’hallucinations chimériques et de visions cornues, on voit que Gilliatt était sorcier en effet et que jamais réputation ne fut mieux méritée.

Il était plus, moins et mieux que sorcier, car il était rêveur. La vie ne perd jamais ses droits et, comme la nature des anciens physiciens, a horreur du vide ; repoussée du côté de la réalité, elle reflue violemment du côté de la chimère. Gilliatt était fatalement prédisposé par la solitude à jouer sa vie sur la foi d’un rêve, car la solitude engendre autant de candeur que de défiance, et les cœurs sauvages sont les plus aptes à être les cœurs croyans. Or voici ce qui advint à Gilliatt par un jour de Noël où l’île de Guernesey était couverte de neige. Comme il se dirigeait vers la paroisse de Saint-Sampson, il aperçut la plus jolie fille du pays, Déruchette, la nièce de mess Lethierry, qui se baissait et promenait son doigt sur la neige. — Et quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsque, s’étant approché, il vit que ce doigt avait écrit son propre nom, Gilliatt ! Ce jour-là, le sorcier de Guernesey fut Déruchette et non plus Gilliatt. Ce nom fut la formule magique qui ouvrit un cours à la nature longtemps combattue ou refoulée en lui, et alors commença pour le jeune pêcheur une décevante vie de songes et d’espérances imaginaires qui dura trois longues années.

Ici nous adresserons à M. Hugo une observation qui, croyons-nous, ne lui a pas encore été faite. Son Gilliatt nous est tout à fait sympathique, mais il s’en faut qu’il l’ait été, au même point, à tous les lecteurs. Nous formulerons d’un mot le reproche qu’on peut faire à ce caractère original et vrai, où M. Hugo a fait si puissamment comprendre l’action et les influences de la solitude : Gilliatt est un héros muet. Je sais bien que ce mutisme est encore un résultat de ces influences de la solitude et qu’il est ainsi en parfait accord avec son caractère ; mais le poète aurait pu prendre plus souvent la parole à sa place et nous exprimer en son nom les sentimens et les pensées que nous taisait son héros. Ainsi pourquoi M. Hugo nous dit-il si peu de choses de ces trois années d’enchantement