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L’Enlèvement au sérail fut le premier effort de la muse dramatique allemande cherchant à secouer la servitude étrangère, — effort incomplet sans doute et bientôt suivi de réactions, mais qui n’en préparait pas moins cette grande scène, égale, sinon supérieure, à la scène italienne et à la nôtre, dont la nationalité allait s’affirmer par des chefs-d’œuvre tels que Fidelio, Freyschütz, Euryanthe. Si après l’Enlèvement au sérail étaient venues les Noces de Figaro, la faute n’en avait dû être imputée ni aux chanteurs ni à leur excellent directeur, le digne Salieri, lesquels ne s’étaient épargné ni soins ni peines pour empêcher l’ouvrage d’être représenté. Toutefois, comme la volonté de l’empereur était formelle, il avait bien fallu se rendre, et le 1er mai 1786 un nouveau succès donnait raison à Mozart ; mais au plein du triomphe, hélas ! encore que de mésaventures ! Les chanteurs, continuant à trouver obscure cette musique de diamant, indéchiffrable cette merveille de clarté, de mélodie, de style, l’exécutèrent si outrageusement que vers la fin du premier acte Mozart, à bout de patience, courut se jeter aux pieds de l’empereur, le suppliant de lui faire justice. Joseph II, doublement indigné de cette abominable mutilation, manda près de lui les coupables et leur adressa pendant l’entr’acte une verte admonition, après quoi l’ouvrage reprit son cours. Salieri plia et laissa passer le succès ; mais le madré compère, qui connaissait le faible de son empereur pour ce qu’on appelle aujourd’hui la musique amusante, monta sans perdre une minute la Cosa rara de Martini. Le dilettante chez Joseph II contredisait souvent le politique, et si l’empereur était sans reproche, le dilettante parfois se montra bien peccable. Salieri eut l’air d’obéir à l’injonction du souverain, donna quelques représentations des Noces de Figaro, puis au beau milieu du succès on vit apparaître la Cosa rara, un vrai plat de son métier offert à la secrète gourmandise de Joseph II, lequel, tout entier à son régal et se sentant d’ailleurs la conscience nette à l’endroit des tendances nationales, laissa les intrigans et les envieux mener leur train.

Mozart, qui avait cru entrevoir un moment gloire et fortune, reçut ce nouveau coup avec le calme ordinaire d’une âme douce à toutes les tribulations. Il revint à son pauvre ménage, où sa fidèle Constance imperturbablement l’attendait, se remit à donner des leçons, et l’hiver s’écoula ainsi dans le travail, la retraite et la gêne. Cependant aide et consolation devaient lui venir à l’improviste. La ville de Prague, vivement émue déjà par l’Enlèvement au sérail, avait témoigné le plus éclatant enthousiasme pour les Noces de Figaro. A la suite de ces démonstrations, dont la nouvelle était un baume répandu sur sa blessure, Mozart reçut de l’administration du théâtre et des différentes académies une invitation de se rendre dans la capitale de la Bohême, ce qu’il fit tout aussitôt, emmenant avec lui sa femme. Vers le milieu de janvier 1787, il arrivait à Prague pour y donner des concerts non moins profitables à sa renommée qu’à sa bourse,