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quelle triste bouffonnerie que ce traintrain quotidien que nous nommons bourgeoisement la vie, comparé au type éternel que les trois héros portent en eux ! Tandis que le rêveur Hamlet concentre sur lui-même son ironie et se borne à nous montrer comme dans un miroir la ridicule imperfection du monde, l’amer persiflage du vieux docteur s’incarne dans une figure vivante, et nous voyons apparaître Méphistophélès, le représentant humoristique de cette notion bornée que nous avons du mal. Autant de Leporello, lequel n’est à son tour que l’ironie d’un don Juan dédoublé, bon diable du reste et très humain, et dont la malice se contente de fronder le terre-à-terre de la vie, tandis que son maître insolemment provoque le ciel. Observez-le dans la scène de la statue, lorsqu’il se cache sous la table, laissant don Juan aux prises avec le terrible esprit du jugement ; suivez-le coupant de ses interruptions grotesques le débat formidable qui s’agite au-dessus de sa tête et mêlant aux trombones du solennel plain-chant cet effarement de l’angoisse physique devant lequel rien ne compte que l’existence, à qui tout est égal en matière de bien et de mal lorsqu’il s’agit de se cramponner à la vie. Mozart, en résumant d’un trait cette âme de valet, crée un de ces contrastes dont le génie seul a le secret. Il n’est point rare de rencontrer des gens que la présence de Leporello en ce moment importune, et qui eussent mieux aimé ne pas être distraits de ce tête-à-tête sublime. La situation est périlleuse, je le sais, un lazzi maladroit peut tout compromettre ; mais, exécutée comme elle l’est à l’Opéra, elle atteint au plus grand effet qu’il soit donné au drame lyrique de produire. C’est fantastique, et c’est humain. Ces trois puissantes voix de basse, chacune douée d’un timbre particulier, d’une physionomie individuelle, réalisent au milieu de cet orage de l’orchestre, de cette illusion des décors, l’idéal de l’interprétation. M. Faure rend admirablement le côté tragique de la scène ; impossible de maintenir plus haut le ton, de porter au surnaturel, même sous l’écrasement de son étreinte, un défi plus audacieux, plus implacable. Je ne crains pas davantage d’en trop dire sur M. Obin, le Leporello de ce don Juan. Avec quelle réelle épouvante il assiste au suprême conflit ! comme de ce coin, où si prudemment il s’est tapi d’abord, il en observe les rapides péripéties en spectateur ému, frémissant et commentant ce qui se passe sous ses yeux, non pas de cet air indifférent, abstrait du chœur antique, mais avec l’angoisse éperdue d’un témoin dont l’accent, à force d’être humain, devient comique ! Plusieurs ont reproché à M. Obin sa froideur dans ce rôle. Un tel reproche, selon moi, vaut un compliment. Ne quid nimis ; avec Mozart, voilà en effet le grand principe : de la réserve, du tact, de l’intelligence surtout. Le style de Mozart a quelque chose du calme de l’art grec : ici, dès que l’homme s’agite un peu trop, le dieu cesse de le mener. Il se peut que la manière dont M. Obin comprend ce rôle ne plaise pas à tout le monde, mais c’est la vraie.

Que n’a-t-on pas écrit sur Don Juan ! que n’écrira-t-on pas ! Quelle vie