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de laine, et les enfans commencèrent à faire pleuvoir de toutes parts une grêle de cailloux qu’ils avaient ramassés sur le chemin.

Dans une des maisons qui bordaient la place, un homme était assis au fond d’une chambre la tête entre ses mains. Il avait clos lui-même les fenêtres et les volets pour arrêter le bruit au passage : ces clameurs et ces cris, il ne voulait pas les entendre ; mais il tressaillait, sa volonté peu à peu cessait d’être la plus forte, et malgré lui il écoutait. Il portait un habit vert, brodé au collet d’un peu d’or ; il était jeune. Soudain l’hymne sacré éclata sur la place ; le jeune homme alors se dressa, les bras étendus, le regard noyé, le front tout en flammes. Les souvenirs glorieux du passé revivaient pour lui dans ce chant de la patrie sauvée ; il croyait y trouver aussi les visions de l’avenir. En même temps il lui semblait, au milieu de l’effroyable concert, distinguer des voix qui l’appelaient. Sa conscience lui criait : Va ; les devoirs qu’il avait embrassés dans la vie lui disaient : Tu n’iras point. Il était fonctionnaire de l’état ; mais cette foule en délire connaissait sa demeure, et il se savait aimé d’elle. C’étaient des femmes qui prononçaient son nom, et les enfans répétaient : Citoyen Lesneven ! Il s’était enfermé pourtant, il avait essayé de se fortifier contre cette tentation, sachant quelle prise elle aurait sur son âme. Elle l’emportait enfin, ces cris qui l’appelaient rompaient les murs ; il sortit.

Lorsque la foule le vit apparaître sur les degrés de pierres branlantes qui s’élevaient au pied de sa maison, avec ses vingt-cinq ans, sa figure ouverte, son air franc de vigueur, d’audace et de jeunesse, elle battit des mains, et les cris redoublèrent. Il était de taille moyenne, mais il portait la tête haute, un peu renversée en arrière, comme s’il eût éternellement regardé passer au-dessus de lui dans les nuages du ciel son rêve de la terre régénérée par l’égalité et par l’amour. Il était fier, volontiers emphatique, et ne s’en faisait que mieux aimer ; il était brave et droit, il se croyait juste, et dans sa candeur ne redoutait jamais de le dire. D’un geste il réclama le silence et l’obtint ; on était accoutumé à lui obéir. — Mes amis, mes frères ! s’écria-t-il. — Il n’alla pas plus loin, un nouveau tumulte retentissait dans la rue voisine. Au bout de cette rue était une autre place, celle de l’Hôtel-de-Ville, où s’était retirée la garde bourgeoise, et l’on entendait un bruit d’armes.

Lesneven frémit. Ce peuple aveugle qui s’agitait sous ses yeux ne voyait point le péril. Pour lui, il ne songeait plus qu’à l’arracher de ces lieux où chaque minute qui s’écoulait pouvait devenir funeste. Certainement il allait lui en coûter un beau discours : d’autres à sa place auraient reculé devant ce sacrifice ; mais le jeune tribun croyait à sa cause et ne la voulait pas sanglante, il n’hésita point