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l’herbe et de l’eau. Pourtant, si consolant que fût ce spectacle, il s’en trouva las à la fin ; il fit un signe à quelques-uns des hommes qui se tenaient à ses côtés ; ceux-ci hélèrent la bande attardée, et l’on passa dans le champ de seigle. Le champ était aussi planté de cerisiers, et l’on entrait dans le mois de juin ; les cerises étaient mûres. Les enfans se précipitent et se font la courte échelle ; Lesneven, en un instant, les vit tous pendus aux branches. Les mères accouraient sous les arbres tendant leurs tabliers pour recevoir les fruits, et les pères de rire ; ceux qui étaient dans les bateaux criaient qu’on leur jetât des cerises. Ils pensaient bien maintenant aux ancêtres de Plémures ! légèreté incurable ! ô mémoire ingrate ! ô peuple plus mobile que l’onde et toujours, toujours servile ! Le visage de Lesneven se contracta, il rougit et regarda la terre, puis un fleuve d’amertume monta jusqu’à ses lèvres du fond de son âme humiliée.

Soudain sa voix s’éleva, brève, impatiente ; en un moment, les cerisiers furent déserts, un grand cercle se rassembla autour de lui. Les enfans se turent, les femmes tremblaient ; les hommes, la tête baissée, écoutaient les reproches enflammés de cet étrange jeune homme qu’ils aimaient. Il leur parlait de patrie, de liberté, d’espérance, d’avenir ; ils ne le comprenaient point, mais ils l’applaudirent de toutes leurs forces, parce qu’à son accent ils reconnaissaient un maître. Lorsqu’il eut cessé de parler et qu’il eut dit : En avant, la troupe se reforma, ardente et docile. Tout alla bien jusqu’au bout du champ : là, les enfans détalèrent ; ils retournaient aux cerisiers.

Les mères firent mine de les poursuivre, les hommes feignirent d’attendre le retour des femmes ; les uns après les autres ils se coulaient entre les sillons et ne revenaient point. Quelques-uns osaient bien s’écrier tout haut : Qu’irions-nous faire à Plémures ? Lesneven ne s’arrêta pas, il ne prononça pas un seul mot : ce qu’il ressentait était non plus de la colère, mais bien de la pitié ; il jeta un dernier regard sur ces pauvres égarés qui fuyaient, et froidement passa en revue le reste de sa petite armée : dix femmes environ, celles qui n’avaient pas d’enfans, cinquante hommes en comptant ceux qui suivaient dans les barques, soixante soldats en tout ; mais ceux-là, c’étaient les fidèles, et il les tenait dans sa main. Déjà on approchait du but, on apercevait la route. Lesneven, découvrant au loin une suite de bâtimens massifs flanqués d’une grosse tour qui se profilait à l’horizon, devant le front des grands bois, de l’autre côté de la Sèvre, demanda quel était ce manoir. Celui qu’il avait interrogé lui répondit que c’était Bochardière.

À l’angle même de la route et du chemin à travers champs que la troupe avait suivi sur cette rive, s’élevait une autre maison, toute rustique celle-là, moitié ferme, moitié hôtellerie, ainsi que l’indi-