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REVUE DES DEUX MONDES.

— Mademoiselle, reprit-il, j’aime la fierté, mais souvent elle est inutile, et alors elle devient cruelle. Pour moi, j’ai accompli un devoir en humiliant ma fierté devant vous. Tout me le commandait, même la reconnaissance. Lorsqu’on vous disait : Sauvez-le, vous m’aviez déjà sauvé d’une lâcheté et d’un crime, car, si mon bras ne s’est point abattu contre ce Lesneven il y a deux jours, c’est que vous étiez là. Lui aussi vous doit la vie, sans votre présence je l’aurais tué.

— Croix-de-Vie, dit Chesnel, vous auriez bien fait.

— Tais-toi, s’écria-t-il. Ne perdrez-vous jamais le goût du sang, race de loups ?

Et se couvrant le visage de ses deux mains, il ajouta : — J’étais fou !

— Je vous ai toujours obéi, grommela Chesnel, mais que Lesneven se garde !…

Mlle de Bochardière, qui détournait les yeux, les ayant portés à travers la croisée sur les campagnes, poussa un cri étouffé.

— Vous êtes une fille des montagnes, où le ciel rayonne et où les âmes sont ouvertes comme le ciel, lui dit le marquis d’une voix presque caressante. Votre destinée vous a jetée dans ce triste pays, parmi nos âmes sombres et sauvages. Vous ne nous aimez pas, mademoiselle, et si vaillante que vous soyez, nous vous faisons un peu peur.

Puis il s’inclina et sortit avec Chesnel.

Violante respira. Ce qui lui avait arraché ce cri, c’était une chose bizarre, inexplicable, et dont les suites pouvaient devenir terribles. Sur l’autre rive de la Sèvre, en face des fenêtres de Bochardière, elle venait de voir Lesneven.

Hasard ou fatalité, comment encore nommer cela ? Dans quel monde de visions, de terreurs et de fantômes allait-elle donc désormais se débattre, et que lui servait d’opposer toujours sa raison à ce torrent de choses déraisonnables qui venaient sans cesse la démentir ou la confondre ? Le hasard aurait pu conduire Lesneven en face de Bochardière, sur le grand chemin ; mais quand il avait tant de motifs de se dérober à la vue des habitans du manoir, il s’arrêtait, il demeurait hardiment, cherchant à percer la maison de ses regards. Il s’était posté sur la berge, au-dessous de la route, derrière un saule, et Violante se souvenait vaguement d’avoir entrevu comme une ombre glisser sous ce dérisoire abri au moment même où M. de Croix-de-Vie dans la chambre s’arrachait à son long sommeil. Lorsque tout à coup et distinctement elle l’avait vu au milieu de son entretien avec le marquis, il avait la même attitude que le jour de la bataille, les bras croisés, et toute sa personne