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l’exactitude, de la couleur vivante. C’est lui qu’on devrait prendre comme terme décisif de comparaison pour trancher les différends ou dissiper les obscurités du récit commun ; ce serait l’Évangile proprement dit, et les deux autres ne pourraient compter que comme supplémens. Eh bien ! l’état des choses n’est pas du tout conforme à cette supposition si naturelle. Le premier Évangile a ses beautés et ses qualités sans doute, mais les deux autres ont aussi les leurs, et rien absolument chez le premier ne trahit l’émotion du témoin oculaire, rien à ce point de vue ne l’élève au-dessus des deux autres, et à chaque instant, par exemple, Marc l’emporte sur lui pour l’indication, le nombre, la précision minutieuse des détails. Quand le premier évangéliste est amené à parler de l’appel adressé par Jésus au péager Matthieu, c’est-à-dire, dans l’hypothèse, à lui-même, il n’est pas possible de se figurer un récit plus impersonnel et plus froid. Et d’ailleurs comment s’expliquer qu’à mainte reprise les deux narrateurs du second degré se seraient permis de changer et même de contredire formellement les assertions d’un apôtre témoin oculaire ? car si le premier Évangile est une œuvre complètement originale, les passages littéralement ressemblans que renferment les deux autres sont des copies ; mais, si ce sont des copies, toutes les dissemblances deviennent de véritables contradictions.

Il y a plus encore. En eux-mêmes, les trois Évangiles synoptiques sont anonymes. Aucun des trois récits ne se donne pour auteur celui que la tradition lui assigne. Cette tradition, il est vrai, est fort ancienne, et l’on peut sans exagération la faire remonter jusqu’au milieu du IIe siècle ; mais à cette époque déjà il existait chez les Juifs chrétiens de Syrie des Évangiles « selon Matthieu » différens des nôtres, et en outre la même tradition constante qui attribue notre premier Évangile à la plume de cet apôtre n’est pas moins unanime à soutenir que l’apôtre Matthieu l’écrivit en hébreu. Ceci est grave, car l’un des résultats les mieux établis de la critique, c’est que le premier Évangile ne peut pas être une traduction de l’hébreu. Il y a dans le texte grec des consonnances, ce qu’en matière moins grave on appellerait des jeux de mots, évidemment intentionnelles et qui ne se retrouveraient pas en hébreu. L’Ancien Testament y est cité souvent d’après la version grecque des Septante et précisément dans certains passages où le texte hébreu se fût nettement refusé à l’application qu’en fait l’auteur canonique. L’esprit de Dieu, rouach en hébreu, y remplit un rôle masculin qui serait plus qu’étrange dans une langue où il est du genre féminin : aussi dans l’Évangile judæo-chrétien selon Matthieu se trouvait-il des passages où le Saint-Esprit était désigné comme « la mère » et non comme le procréateur de l’enfant Jésus. D’où vient donc cette contradiction interne de la tradition sur le premier Évangile ? Et à un