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auraient facilement produit le même effet que les tons chocolat du Nubien ; Cléopâtre ne s’en serait pas moins détachée en clair sur le rouge sombre de la tonalité générale. Ceci n’est pas une critique puérile ; lorsqu’on est arrivé à la notoriété qui a récompensé les travaux de M. Gérôme, il faut savoir être exact, ne point sauter irrévérencieusement par-dessus Plutarque et s’astreindre à faire obéir la peinture à l’histoire au lieu de subordonner l’histoire à la peinture. Il est insignifiant que M. Henri Gaume représente le Marché aux fleurs de la Madeleine (d’après nature sans doute) avec trois rangées d’arbres, lorsque en réalité il n’y en a que deux ; mais il est important que M. Gérôme, maître en son art et sûr de sa main, ne se laisse pas aller à des fantaisies que le sujet repousse et que les exigences pittoresques ne justifient pas. La Cléopâtre est debout, charmante, montrant ses jeunes seins, chaste malgré sa demi-nudité et dans une attitude très simple qui lui donne tout son relief. Le pied d’un dessin déjà trop ramassé, est rendu plus court encore par la sandale, dont la bride dorée cache presque l’orteil ; c’est là un défaut qu’il eût été facile d’éviter. Les accessoires sont traités avec un soin exquis ; on dirait que les colonnes et les plafonds ont été peints par un architecte familiarisé avec les temples d’Égypte ; le costume de Cléopâtre est très heureux, fort habile d’arrangement et plein de détails qui sont exacts sans cependant être de l’archéologie. Les personnages du fond, César et ses scribes, absolument sacrifiés ne sont là que comme des comparses, pour donner la réplique à la figure principale. Je le répète, ce tableau nous apparaîtrait tout autre si le vernis en faisait ressortir les qualités, qui maintenant sont voilées par les embus.

A côté de cette toile, M. Gérôme expose une Porte de la mosquée d’Haçanin (et non pas d’El Assaneyn, ainsi que le livret l’a imprimé par erreur). C’est un sujet passablement lugubre. Devant la porte et au-dessus sont exposées des têtes coupées, parmi lesquelles je suis très surpris de reconnaître celle de Géricault, sans compter quelques autres auxquelles il serait facile de donner un nom. Calmes ou grimaçans, déjà décomposés, ces sinistres restes sont gardés par un chaouch qui tient sa pipe avec une indifférence toute fataliste et par un mamelouk coiffé du casque circassien et vêtu d’une cotte de mailles. La porte entr’ouverte laisse voir l’intérieur de la mosquée qu’éclaire le soleil et où les colonnes lanternent beaucoup trop. Tout l’aspect pittoresque est là : un effet lointain de lumière enfermé dans un cadre d’ombre. Là encore je chercherai querelle à M. Gérôme. En Orient, les têtes coupées et exposées ne se pendent pas par les cheveux, elles ne sont point entassées pêle-mêle sur une marche d’escalier ; elles sont fichées sur des piquets de fer, au-dessus des portes, sur les murailles, et y restent jusqu’à