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ruisseau ; le jeune homme porte la jeune fille dans ses bras, et semble hésiter en mettant son pied sur une pierre. C’est là toute la composition, dont les détails ne rachètent guère la pauvreté. La Mort d’Orphée est plus compliquée. C’est une ordonnance en cascade qui du haut d’un tertre aboutit à un ravin. Celui qui reçut la lyre des mains mêmes d’Apollon est tombé sous les coups des thyrses, maigre, affaibli par sa vie errante et par ses regrets. Les femmes de Thrace, qu’il avait dédaignées, devenues de véritables ménades (au sens originel du mot), s’acharnent contre lui au nom célébré de ce Bacchus qu’il avait cependant si souvent invoqué : « Dieu Primigène, qui trois fois est revenu au monde, conseiller de Jupiter et de Proserpine, ô Bacchus ! dieu très pur, obscur, agreste et sauvage, écoute mes prières et sois-moi favorable ! » L’une d’elles, par un mouvement très bien rendu, a saisi Orphée par le bras et lève sur lui son thyrse, déjà faussé par un premier coup ; d’autres se précipitent vers lui, l’assaillent et vont le frapper d’une faucille. — Pourquoi la faucille, et non pas la serpe qui taille les ceps consacrés à Bacchus et se rougit du sang de la vigne ? — Une autre, vue de dos, laissant flotter sur sa robe bleuâtre une longue chevelure rousse, est en proie au « délire sacré » et s’entoure des replis d’un serpent ; quelques-unes enfin heurtent des cymbales et soufflent dans la flûte sensuelle qui jusqu’au christianisme combattit contre la lyre. Telle est en peu de mots cette composition, dont la violence n’est qu’apparente et dont le mouvement est illusoire. Il y avait là cependant tous les élémens d’un bon tableau ; mais l’exécution, sèche dans les contours, molle dans les surfaces, ne lui donne aucune force ; le dessin est grêle, petit, aigu, et sans cette ampleur que le sujet seul aurait exigé, de plus il est souvent incorrect. Je serais surpris de ces faiblesses, auxquelles il eût été facile de remédier, si je ne savais qu’à force de travailler à la même toile, de la regarder toujours, de s’en imprégner pour ainsi dire, on arrive à la voir non plus telle qu’elle est, mais seulement telle qu’on l’a conçue. Si bizarre que ce fait puisse paraître, il est absolument vrai, non-seulement pour les tableaux, mais pour tous les ouvrages où l’esprit est violemment surexcité. Les poètes n’y échappent pas plus que les peintres. Aussi, lorsque l’on revoit son œuvre après quelques jours de séparation, ce qui saisit d’abord, c’est le défaut, c’est le dessin irrégulier, c’est la coloration criarde, c’est l’hiatus, c’est la rime manquée.

Aussi ce ne sera pas l’insuffisance matérielle que je reprocherai à M. Emile Lévy ; mes observations s’adresseront plus loin et plus haut. Je ne vois dans ses œuvres exposées aujourd’hui aucun idéal, aucune recherche de la beauté ou de l’esprit. Les dieux avaient la force, la puissance, les plaisirs sans fin, et cependant, pour être