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quelques débris des anciennes distinctions de classes afin de s’en servir pour réveiller quelques vestiges des anciens ressentimens. Toutes les fois qu’à la dénomination de Français et de citoyen ils peuvent ajouter quelqu’une de celles qui ont chance de faire renaître une rivalité surannée, ce sont celles-là qu’ils affectionnent et dont ils usent de préférence. Ces libéraux sont ceux qu’on voit, quand la lice électorale est ouverte, s’informer non pas si un candidat a donné des gages d’indépendance et de probité politique, mais s’il a ou n’a pas de particule nobiliaire devant son nom et une armoirie sur son cachet. Ce sont ces amis du progrès populaire qui proscrivent l’aumône et ferment l’école dès que le bienfait de l’intelligence ou du corps courrait risque de passer par les mains d’un prêtre du Christ. Ce sont ces hommes de l’avenir qui ne semblent vivre que dans le passé. Quand les faits du jour ne se prêtent pas à leurs récriminations, c’est l’histoire qu’ils vont chercher pour en exhumer et en aggraver les plus tristes souvenirs… Enfans dénaturés de la vieille terre de France que la gloire passée de leur mère importune et qui ne se plaisent qu’à rappeler et à dévoiler ses faiblesses ! Étranges combattans aussi qui n’aiment à se battre que contre des fantômes ou des ennemis à distance ! car au milieu des liens qui entravent la liberté près de nous et parmi nous ils n’ont dépensée que pour les dangers imaginaires dont pourrait la menacer un retour à l’ancien régime. Et s’il est quelque part en Europe, au-delà des monts ou des mers, un coin reculé qui reproduise encore quelque image des institutions du passé, c’est là, suivant eux, que, toute affaire cessante (même la recherche de la liberté), la France doit porter ses regards et au besoin son épée. Amis de la liberté, regardez bien ces libéraux-là et d’abord demandez leur âge. S’ils sont vieux, s’ils inclinent déjà vers la tombe, s’ils sont entrés dans la vie à l’époque où la société moderne pouvait encore se croire sérieusement menacée, laissez-les passer et même rangez-vous devant eux, car c’est une infirmité digne d’égards que de redire dans ses vieux jours les refrains qu’on a appris dans sa jeunesse ; mais s’ils sont dans la force de l’âge et dans la plénitude de l’ambition, s’ils prétendent à dominer l’opinion par la presse et à pénétrer dans les pouvoirs publics, si, démocrates hier, ils sont ou veulent être ministres aujourd’hui, si, membres de l’opposition, ils hantent les antichambres et les palais, allez à eux, déchirez leur masque : ce sont les plus mortels et les seuls dangereux ennemis de la liberté.


ALBERT DE BROGLIE.