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ridicule, et s’exposerait au chagrin de s’entendre dire que ses Hernani s’appellent Henriette Maréchal. Les sociétés, comme les individus, ne peuvent pourtant pas vivre sans une passion. Quelle sera donc la passion du temps présent ? Quel sera ce symptôme épidémique de qui l’on peut répéter une fois de plus que tous n’en meurent pas, mais que tous en sont frappés ? Ce symptôme, c’est la curiosité.

Oui., la curiosité dans les deux sens du mot, — active et passive, celle qu’on ressent et celle qu’on recherche, le sentiment qu’éveille un phénomène et ce phénomène lui-même, — voilà ce qui, pour bien des esprits raffinés et blasés, remplace les enthousiasmes disparus, les croyances éteintes, les erreurs à combattre, les vérités à défendre, la poursuite d’un idéal supérieur à nos sens bornés, le dévouement à quelque noble chimère ou aux intérêts de l’humanité. Quiconque est las de croire veut savoir, quiconque est fatigué de penser veut regarder ; mais dans les civilisations extrêmes, surmenées, poussées de ton, l’envie de savoir et de regarder prend des allures particulières ; elle ne s’applique pas toujours aux choses vraiment dignes d’attirer les regards et de solliciter la science. Il lui faut le bizarre, le superflu, le rare, — c’est le mot dont se servent les initiés, — ou, en d’autres termes, le curieux. Souveraine absolue dans son palais encombré, la curiosité ne demande pas qu’on lui donne matière à réfléchir, à observer ou à rêver. Ce qu’elle veut, c’est savoir ce que personne ne sait, c’est voir ce que personne n’a vu, et elle, se confond si bien avec l’objet de sa convoitise qu’ils deviennent synonymes. Du temps de Corneille, on disait : C’est grand ! du temps de Racine, on disait : C’est beau ! du temps de Voltaire, on disait : C’est spirituel ! Aujourd’hui on dit : C’est curieux ! — Et le mot répond à tout parce qu’il exprime tout.

Faut-il en conclure que la, curiosité n’est et ne peut être qu’un mal, qu’elle est essentiellement stérile, qu’elle n’a pas une part, une large part dans l’activité de l’esprit moderne et dans le surcroît de ses facultés inventives ? Assurément non. Il existe une curiosité féconde, et nous n’en voudrions pour preuve que les conquêtes de la science et de la critique contemporaine, qui, refusant de se contenter de tradition, de convention et d’à peu près, se sont efforcées de pénétrer jusque dans le vif, de percer à jour les événemens et les œuvres, de retrouver l’homme dans le personnage : efforts heureux dont a profité la littérature, dont on reconnaît la trace dans nos meilleurs livres d’histoire, et qui, sauf l’excès ou l’abus, ont enrichi l’art et les lettres de quelques-uns des procédés scientifiques. Nous prenons la curiosité au moment où elle cesse, dirait un médecin, d’être un excitant pour l’intelligence et devient un débilitant, au moment où elle se détache de l’ensemble des facultés et des opérations de l’esprit pour régner seule et se ranger parmi les maladies morales.

Qu’on y regarde de près, cette curiosité, qui est la mauvaise, on la découvrira, avec des compensations plus ou moins réelles, partout où s’accusent le goût et l’esprit du temps : depuis les livres de tel historien ou de