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connaître le répertoire et le penchant de MM. de Goncourt pour être sûr, — premièrement que les sensations tiennent dans leur livre beaucoup plus de place que les idées, — secondement que les idées, même disséminées à travers ces pages, sont tellement intimidées de leur isolement ou de leur voisinage qu’elles se hâtent d’appeler les sensations à leur aide. Ainsi, lorsque les auteurs appellent Paul et Virginie à la première communion du désir, » lorsqu’ils appellent la musique « la messe de l’amour, » il est évident qu’ils n’ont pas bien su s’ils exprimaient une sensation ou une idée ; mais on sait trop bien en lisant ces deux lignes tout le mal que peut faire, et réciproquement, une sensation factice à une idée fausse. S’il était possible de classer ce pêle-mêle, nous dirions que MM. de Goncourt, s’opiniâtrant plus que jamais dans leur rôle de chercheurs de curiosités, s’y sont pris cette fois de deux manières. Leurs idées sont des paradoxes, leurs sensations sont des peintures ; mais paradoxes et peintures dépassent le but : ceux-là ne parviennent qu’à prouver un perpétuel contre-sens de l’esprit dans un genre où tout dépend de la justesse et de la finesse de l’esprit ; celles-ci ne réussissent qu’à rappeler tout ce que perd l’écrivain à vouloir empiéter ou renchérir sur les procédés du peintre.

Quelques exemples nous suffiront : à quoi bon tant d’insistance ? Nous avons cité cette première communion du désir, cette messe de l’amour, qui peuvent indiquer la gamme. On rencontre aussi çà et là des idées ou des sensations, — ne séparons pas les synonymes, — telles que celles-ci : « Henri Heine, le christ de son œuvre, un peu un crucifié physique. » — Dans un style plus grandiose : « On croirait voir en même temps l’apothéose lumineuse de l’Action et le cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de bataille éteint, où il semble qu’on finisse par entendre germer comme le bruit d’une armée d’âmes et par apercevoir comme un pâle chevauchement d’ombres à l’horizon du trompe-l’œil. » — Que serait-ce, si nous tombions de cet horizon dans le ruisseau pour y trouver « des lèvres blanches versant dans la conque cireuse des oreilles des idées en enfance, » — « des consciences césariennes de vieille femme qui repassent muettement dans une mémoire de marbre une vie fauve et des jours rouges ? » — Ces citations seraient inépuisables et emporteraient les deux tiers du volume. N’abusons pas de nos avantages et rangeons-nous du côté des amis : ils ont reproduit avec complaisance deux fragmens de description, description de la campagne, où il semble que ces poumons engorgés de métaphores et de gongorismes auraient pu du moins aspirer quelques bonnes bouffées d’air pur. C’est là qu’éclate le vice de ce système d’absorption de l’idée par l’image, de la prose par la peinture ; tantôt on se dispense de voir et d’entendre juste, tantôt on donne deux ou trois coups de pinceau de trop qui gâtent tout le reste.

Voici pour la justesse : « Au mois de décembre, dans un bois,… j’aime à entendre la lisière toute gazouillante et rossignolante du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil… Le silence s’amasse, des oiseaux de proie tombent