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grève, le piétinement d’une multitude de chevaux, le glas du tocsin, le cliquetis des chaînes, le crépitement lugubre de vastes incendies, des chansons d’ivrognes, d’atroces railleries, des lamentations, des prières désespérées, des commandemens militaires, des râlemens de mort mêlés aux sons joyeux du fifre et à la cadence de rondes forcenées. On distinguait ces cris : « tue-le ! pends-le ! à l’eau ! brûle ! à l’ouvrage ! A l’ouvrage ! pas de quartier ! » J’entendais encore les voix haletantes et les derniers soupirs de malheureux expirant dans les flammes,… et cependant, partout où ma vue pouvait s’étendre, rien ne paraissait… Nul changement dans l’aspect du pays. Devant nous, la rivière coulait silencieuse et sombre ; le rivage semblait inculte et désert. Je me tournai vers Ellice : elle posa un doigt sur ses lèvres.

« Stepan Tirnoféitch ! voici Stepan Timoféitch[1] ! » ce cri s’éleva sur toute la plaine. « Vive notre petit père ! notre ataman ! notre père nourricier ! » Soudain il me sembla qu’une espèce de géant se leva tout près de moi. Il criait d’une voix épouvantable : « Frolka[2], où es-tu, chien ? Du feu partout ! Allons ! un coup de hache à ces mains blanches[3] ! qu’on m’en fasse de la chair à pâté ! »

Je sentis la chaleur d’un incendie tout près de moi, avec l’odeur acre de la fumée ; en même temps quelque chose de chaud et de liquide, des gouttes de sang jaillirent sur mon visage et mes mains. Des rires sauvages retentissaient autour de nous.

Je perdis connaissance, et quand je revins à moi, je me retrouvai avec Ellice, planant doucement à la lisière de mon bois, à peu de distance du vieux chêne.

— Vois-tu ce joli petit sentier, me dit-elle, là-bas où tombe la lune, où se balancent ces deux bouleaux ? Veux-tu que nous allions là ?

J’étais si accablé, si brisé, que je ne pus que lui répondre : — A la maison !

— Tu es à la maison, dit Ellice.

En effet, j’étais à ma porte, seul. Ellice avait disparu. Le chien de garde s’approcha, me considéra avec défiance et s’enfuit en hurlant. Je gagnai mon lit, non sans effort, et je m’endormis sans m’être déshabillé.

  1. Stepan ou Stenka Razine, cosaque du Don, d’abord pirate sur le Volga et dans la Mer-Caspienne, puis chef d’une insurrection formidable de serfs, qui prit Astrakhan et dévasta plusieurs provinces de la Russie méridionale vers le milieu du XVIIe siècle. Il fut roué vif.
  2. Diminutif de Flore, nom du frère de Stenka.
  3. C’est ainsi que dans le peuple on désigne les gentilshommes