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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

On ne saurait se figurer en effet, à moins d’avoir lu le curieux ouvrage de frà Salimbene, à quel degré les idées joachimites avaient pénétré l’ordre et combien elles y faisaient travailler les têtes. Un saint homme de Provence, Hugues de Digne, de la famille de Sabran, qui prêcha devant saint Louis, était l’oracle de la secte ; on accourait de toutes parts à sa cellule d’Hyères, pour entendre les terreurs et les espérances contenues en la nouvelle Apocalypse[1]. Il possédait tous les ouvrages de Joachim écrits en grosses lettres. On le tenait généralement lui-même pour prophète, et il fut le père d’une sorte de tiers-ordre étrange de mendians vagabonds qu’on appelait saccati ou boscarioli. Hugues fut l’ami intime de Jean de Parme et peut-être son initiateur en ces dangereuses nouveautés. Salimbene vint souvent le voir et parle de lui comme d’un inspiré. La fièvre du joachimisme atteignait les meilleurs esprits. Un des premiers hommes du siècle, Adam de Marsh, l’ami de Roger Bacon, au fond de l’Angleterre, recevait avec empressement d’Italie les moindres parcelles des ouvrages de l’abbé de Flore et les transmettait sur-le-champ à son ami Robert Grossetête, évêque de Lincoln[2], en lui faisant remarquer les menaces qu’on y lisait contre les vices du clergé. Remontant rapidement de couvent en couvent le long du Rhône et de la Saône, le joachimisme se répandit surtout en Champagne. C’est à Provins que Salimbene rencontra les deux coryphées de la secte, Barthélemi Ghiscolo de Parme et Gérard de Borgo San-Donnino[3]. En général, tous ces joachimites étaient de vrais saints, mais des croyans fort libres, attachant à leurs idées propres et aux écrits de leur maître autant d’importance qu’à l’enseignement de l’église et à l’autorité de la Bible.

Le général de l’ordre, Jean de Parme, partageait hautement ces chimères[4] plusieurs des affiliés lui accordaient une place parmi les anges précurseurs de l’Évangile nouveau[5] ; on voulait qu’il eût douze compagnons comme saint François[6]. Mais de beaucoup le plus exalté joachimite était frère Gérard de Borgo San-Donnino. Gérard avait fait son éducation dans le royaume de Sicile ; c’était un homme jeune encore, instruit à la façon du temps, d’un caractère

  1. Salimbene, p. 98 et suiv., 103 et suiv., 124,141-142,148,319-320. Comp. Hist. litt., XXI, p. 293.
  2. « Paucas particulas de variis expositionibus abbatis Joachim, quæ ante dies aliquot per quemdam fratrem venientem de partibus transnsiontanis mihi sunt allatæ, » dans les Monumenta franciscana, publiés par J. S. Brewer (Londres 1858), p. 140-14Î. Comp. Salimbene, p. 99.
  3. Salimbene, p. 101 et suiv., 318.
  4. Ibid, p. 124,131-133.
  5. Voyez ci-dessus, p. 116.
  6. Salimbene, p. 317-319.