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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

vine, lesquels la purifieraient en lui enlevant les Liens temporels qui l’avaient corrompue, — qu’à la place du faux pontife apparaîtrait un pasteur angélique, qui, unissant ses forces à celles de l’empereur, ferait fleurir par toute la terre l’Évangile éternel[1]. Ce sera le règne du Saint-Esprit, âge de perfection et de bonheur, où disparaîtront les schismes et les scandales qui ont affligé l’église aux siècles passés. L’intelligence alors sera pour tous, car la vie contemplative sera ouverte à tous, sans qu’on ait besoin du ministère des docteurs. Les Grecs et les Juifs, que la loi évangélique n’a pas eu la force de s’assimiler, se convertiront et surpasseront à leur tour l’ancien peuple latin en sainteté et en ferveur. C’était, on le voit, une reproduction pure et simple des rêves de Joachim, de Jean de Parme, de Pierre-Jean d’Olive.

En 1388, ces idées furent prêchées de nouveau à Paris par un certain Thomas de Pouille, lequel annonçait après mille autres l’avénement du règne du Saint-Esprit, la fin de la domination des prélats, et proclamait l’inutilité des sacremens. L’évêque de Paris, Pierre d’Orgemont, le livra au bras séculier ; mais depuis le règne de Charles V le bon sens avait pris quelques droits dans le monde : les médecins le déclarèrent fou, et on ne brûla que son livre[2]. Guillaume de Hildernissem et les « frères de l’intelligence » renouvelèrent les mêmes doctrines dans les pays flamands vers 1411[3]. Ils trouvèrent dans Pierre d’Ailly, alors évêque de Cambrai, un autre Guillaume de Saint-Amour, je veux dire un zélé gardien de la tradition gallicane, tradition essentiellement épiscopale, toujours opposée à l’esprit sectaire et monacal.

Le XVIe siècle vit se renouveler plus d’une fois les mêmes songes[4]. Il est bien remarquable que, pour les premiers auteurs de la réforme, Joachim fut un auxiliaire. Ses ouvrages apocryphes furent lus avidement par les publicistes protestans, jaloux de se trouver des ancêtres. J. Wolf, en particulier, dans la compilation qu’il intitula Lectionum memorabilium et reconditarum centenarii XVI (Lauingen 1600), réunit tous les passages de Joachim et des joachimites qui favorisaient les doctrines ou les antipathies de ses coreligionnaires. On ne peut imaginer un concert plus bizarre de malédictions. Ceux qui regardent le moyen âge comme l’époque

  1. « Insurget sanctissima et nova religio, quæ erit libera et spiritualis, in qua romanus pontifex dominabitur spiritualiter in omni gente a mari usque ad mare. Erit autem illud in tempore vel circa tempus persecutionis Babylonis novæ, id est Romæ, tempore angelici Pastoris, quando afilieta nimis ecclesia liberabitur a jugo servitutis illius. »
  2. D’Argentré, Coll. jud., I, 2e partie, p. 151.
  3. Ibid, p. 207.
  4. Voir sur ce point la monographie de Meyenberg déjà plusieurs fois citée.