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étrange restriction. Il pouvait être trop tard pour Jean ; mais quand je vis sa sœur de plus près, je restai convaincu qu’il n’en était pas ainsi pour elle. Elle avait une de ces figures un peu fatiguées et mobiles qui n’ont pas d’âge bien précis. Dix fois en une heure elle paraissait plus ou moins âgée qu’elle ne l’était réellement ; mais, plus ou moins jeune, elle était remarquablement jolie. Elle appartenait à un type dont je n’ai jamais rencontré l’analogue. Menue sans être maigre, extrêmement bien faite, brune de cheveux, avec des yeux bleus et la peau blanche, régulière de traits comme un profil grec, elle avait dans tout son être je ne sais quoi d’anormal et de mystérieux. Elle était railleuse, incisive même, avec une physionomie sérieuse, prévenante, hospitalière et pleine de soins délicats avec une brusquerie singulière ; distinguée, spirituelle, aimable, et tout à coup entêtée, épilogueuse, et presque blessante dans la discussion. Elle me fit un accueil très froid, ce qui ne l’empêcha pas de me combler d’attentions, comme si j’eusse été un maître et comme si elle eût été une servante. J’en étais embarrassé, et quand je la remerciais, elle ne paraissait pas entendre et regardait ailleurs. Elle ne témoigna aucune curiosité de me voir là, ne s’enquit de rien et sortit avec ïonino pour aller préparer ma chambre.

Jean Morgeron, qui m’observait, vit bien que j’étais frappé de cette originalité et que j’en étais mêuie un peu gêné. — Ma sœur vous étonne, me dit-il. Elle est assez étonnante en effet. Elle est d’une autre race que moi ; sa mère était Italienne, et Tonino est son cousin. C’est une nature bien difficile à manier et qui ne se rend à l’opinion de personne ; mais elle a tant de courage, tant d’intelligence, d’activité et de dévouement, qu’elle n’a pas sa pareille dans le monde pour se rendre utile. Si nous changeons ici quelque chose, il faudra batailler pour qu’elle l’accepte ; mais une fois qu’elle l’aura accepté, elle vaudra dix hommes pour l’exécuter.

— Et si elle ne l’accepte pas ?

— J’y renoncerai. Je veux la paix. Je la laisserai gouverner ici comme elle l’entend, et je ferai un autre établissement où je pourrai contenter ma cervelle en suivant mes projets à moi tout seul… à la condition pourtant que vous m’aiderez, si vous trouvez que j’ai raison.

Le lendemain, dès le point du jour, j’inspectai la propriété des Morgeron. Le projet de Jean était réalisable et très bon en lui-même ; mais il ne savait pas compter, et, comme tous les gens à imagination vive, il arrangeait les chiffres au gré de ses désirs et de ses espérances. J’établis froidement mes calculs en me faisant rendre compte de toutes choses dans le moindre détail, et je re-