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vérité que je lui ai dite et prouvée. Je ne suis pas ingénieur, mais j’ai assez d’expérience et d’observation pour être convaincu que je ne me suis pas trompé. Comment voulez-vous que je revienne sur mon assertion ?

— Ne vous déjugez pas, mais acceptez de l’aider à risquer le tout pour le tout. Voyons, monsieur Sylvestre, il le faut ! Ne croyez pas que votre prévoyance l’ait dégoûté de son rêve. Plus il le voit dilTicile et dangereux, plus il l’aime. Si vous le quittez, il cherchera un autre conseil qui sera probablement moins scrupuleux et moins éclairé que vous, et qui, au lieu de ménager le temps et de retarder la déception, engloutira tout de suite notre avoir et les espérances de mon frère.

L’insistance de Félicie Morgeron me chagrina, et je me défendis du rôle qu’elle persistait à me faire accepter. Elle était d’humeur impérieuse dans la discussion ; aussi s’animait-elle très vite, et perdant patience : — Comment ! s’écria-t-elle, vous avez l’air de me dire, que je n’ai pas le droit de me ruiner pour un caprice de mon frère ? Écoutez ! il faut en finir. Ge que vous ne savez pas encore, vous l’apprendrez au premier jour, si vous restez seulement une quinzaine encore dans le pays ; j’aime mieux vous le dire moi-même tout de suite. Sachez que je dois tout à mon frère, et que je ne vis que pour lui. Il m’a pardonné ce que personne dans la famille et dans la contrée ne me pardonnera jamais. À quinze ans, j’ai été séduite par un étranger qui m’a abandonnée… Mon père, rigide protestant, m’a chassée. Ma mère en est morte de chagrin… J’ai erré sur les chemins, j’ai mendié ; repoussée de partout, j’ai été en Italie à pied avec mon enfant dans les bras pour retrouver mes parens maternels. Ils étaient dans la misère, pourtant ils m’ont donné asile. J’ai travaillé, mais j’avais « trop de fatigue ; j’ai été malade, j’ai perdu mon pauvre enfant ! Je voulais mourir, quand un beau soldat est arrivé auprès de mon lit d’agonie : c’était mon frère Jean qui avait ignoré mon malheur, étant au service. Il venait de l’apprendre, il avait fini son temps, il venait me chercher. Sa bonté et son amitié m’ont sauvée. Il m’a aidée à me remettre, il m’a amenée ici. Notre père s’est brouillé avec lui parce qu’il me pardonnait. Sa fiancée, qui attendait son retour, a déclaré qu’elle n’épouserait pas le frère complaisant d’une fille perdue, et que, si je restais au pays, elle se marierait avec le rival de Jean. Jean m’a caché tout cela ; il m’a gardée et soignée deux ans, car j’étais si faible et si malade encore que je n’étais bonne à rien. Il n’a pas reçu la bénédiction de son père mourant, il ne s’est pas marié, il a été mal vu de tous ses voisins, il passe encore pour une mauvaise tête et pour un homme sans religion, tout cela à cause de moi. Que voulez-vous ? ils sont