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Félicie avait retrouvé la vaillance austère de son énergie. On cacha le genre de mort du pauvre Jean ; toute la vallée vint assister avec respect à ses funérailles, et Félicie eut la consolation de voir que, malgré un peu de jalousie, de méfiance et de moquerie dans le passé, tous les habitans regrettaient sincèrement celui qu’ils avaient maintes fois blessé. Us rendaient justice à ses immenses qualités. Après la cérémonie, un grand repas leur fut servi selon la coutume. Félicie veilla elle-même sans faiblir à tous les devoirs de l’hospitalité. Quand tout fut rentré dans le silence, elle pleura silencieusement, me serra chastement les mains, et se retira en me disant : — Vous voyez, j’ai du courage !

Tonino était venu seul, sans que lui ni Jean eussent pu persuader à son père de l’accompagner. Il y renonçait ; mais dès le lendemain Félicie lui ordonna de repartir. — Tu n’as pas su faire ton devoir, lui dit-elle d’un ton sévère. Ton père a tout perdu en perdant son excellente femme. Tu auras beau lui donner de l’argent, c’est de l’amitié et de la société qu’il lui faut ; à son âge, on meurt quand on se trouve seul. Va-t’en le chercher, et dis-lui que j’irai le chercher moi-même, s’il le faut. Je partirais avec toi, si je n’étais brisée de fatigue ; mais il ne faut pas que je tombe malade, j’ai encore des devoirs à remplir en ce monde.

Tonino résista. Il assurait que rien ne pourrait décider son père à se dépayser. — Eh bien ! reprit Félicie, si tu ne réussis pas, tu dois rester auprès de lui, je le veux.

Leur discussion s’animant, je ne sais par quel respect humain je ne voulus plus savoir quel sentiment poussait l’un et retenait l’autre devant cette séparation. Je sentis ou crus sentir que j’étais pour quelque chose dans la sévérité de Félicie et dans la résistance de son cousin. Je les laissai ensemble, j’allai reprendre les travaux suspendus. Quand je rentrai le soir, Tonino était parti.

— Nous voilà seuls ensemble, me dit Félicie en attachant sur moi un regard plus sévère que tendre. — Voulez-vous que nous soyons seuls pour jamais ?

— Pourquoi cette question, Félicie ?

— Tonino vous déplaît !

— Au contraire je l’aime ; mais, puisque vous provoquez ma franchise, je dois vous dire que je persiste à le croire épris de vous, et que cette situation me devenait très dilficile à accepter. À présent tout est changé ; vous m’aimez, et vo us voulez que je vous aime. À moins de vous outrager, je ne dois pas douter que vous n’ayez trouvé un moyen de faire cesser ma souffrance.

— C’était donc une souffrance ?

— Très grande et très amère.