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REVUE DES DEUX MONDES.

— A-t-il osé vous dire qu’il vous aimait ?

— Oui, depuis que vous l’avez rendu jaloux.

— Et vous l’avez grondé… ou plaint ?

— Ni l’un ni l’autre. J’ai fait semblant de ne pas comprendre, c’était le mieux.

— Vous n’avez éprouvé aucune émotion, aucun regret ?..

— Je ne sais pas, monsieur Sylvestre. J’ai réfléchi. Dans ce moment-là, vous sembliez me fuir et me dédaigner. Il y a eu des momens où mon regret de vous me rendait folle, et où je me suis dit : Il faut en finir, je souffre trop ! Il faut que je sois aimée passionnément, n’importe par qui, et moi j’aimerai comme je pourrai. Voilà cet enfant dont j’ai l’amitié, et qui en outre me trouve encore belle ; eh bien ! voyons cette ivresse, faisons quelqu’un heureux, sauf à n’avoir que cette joie-là. Ce sera mieux que de me voir seule à jamais ; cela ne m’est plus possible. J’ai vécu treize ans seule, sans y songer ; mais depuis que j’aime, c’est un songe affreux. Je ne peux pas le supporter davantage. Que quelqu’un m’éveille et me dise : Voilà la vie, ce n’est pas ce que tu avais rêvé ; c’est peut-être mauvais, c’est peut-être pire que ta solitude, mais c’est la vie !

La franchise terrible de Félicie me faisait beaucoup de mal, tout en m’inspirant un grand respect pour sa loyauté courageuse. Je voulus aller jusqu’au bout de cette brûlante confession, et mes questions, calmes en apparence, l’engagèrent à continuer.

— J’ai donc songé à épouser cet enfant, reprit-elle. J’aurais voulu pouvoir m’y décider. Je n’ai pas pu. Il y a en moi une répugnance morale pour lui. Je ne l’estime pas beaucoup. Je sais ses défauts. Je crains ses plus innocentes caresses comme des insultes, Je le crois capable de devenir ingrat le jour où il n’aurait plus rien à désirer de son meilleur ami. Vous verrez qu’il oubliera Jean très vite, et puis il est faux. Je n’ai jamais pu le corriger de cela. Enfin je le hais un peu depuis qu’il est amoureux de moi, et je ne saurais trop dire pourquoi. Il m’impatiente, il m’irrite. J’éprouve un soulagement et un repos quand je ne le vois plus, et si vous me dites qu’il vous gêne et vous blesse aussi, je crois que j’en serai contente. Je m’arrangerai pour qu’il ne revienne pas.

— Eh bien ! m’écriai-je emporté par un mouvement irrésistible, qu’il ne revienne pas, Félicie ! qu’il ne revienne jamais !

Je n’osai pas lui dire que Tonino me paraissait plus dangereux pour elle qu’elle n’était dangereuse pour lui. Et pourtant la vérité, la délicate ou la brutale vérité de cette situation m’apparaissait dans toute son évidence. Les sens ardens du jeune homme réagissaient sur les sens inassouvis de Féhcie. Un magnétisme, involontaire peut-être départ et d’autre, les avait, dès les plus jeunes années de To-