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qu’en la mettant aux prises avec les devoirs, les difficultés et les amusemens de la vie matérielle. Elle y portait ce dévouement sans bornes qui était le grand coté de sa nature énergique.

Dès que je lui eus dit qu’il fallait assurer la liberté, la dignité et le bien-être du jeune couple : — Eh ! sans doute., répondit-elle ; j’y ai bien songé, mais j’attendais votre encouragement. Au reste tout est prêt. La grande laiterie du Vervalt, que j’ai donnée en dot à Tonino, n’est pas à fin de bail ; mais je sais que pour une faible indemnité le fermier nous la laisserait occuper tout de suite. Il y faut des réparations ; j’ai le bois tout débité sous les hangars, la pierre toute tirée dans la carrière. Je n’ai pas voulu dire cela aux jeunes gens. J’aurais souhaité qu’ils fussent plus humbles, et qu’au lieu d’attendre mes dons et mes soins comme une chose qui lui est due, Tonino me priât un peu ou me montrât quelque désir. Il n’a pas jugé à propos de le faire. Il a eu l’air de me dire que, du moment où il possédait une jeune et jolie femme bien éprise de lui, il n’avait plus besoin de rien sur la terre, et que je ne pouvais rien ajouter à son bonheur. Il a évité de me parler de ses projets : compte-t-il vendre la laiterie pour s’installer plus loin de nous ? Et si j’y fais de la dépense pour qu’il y soit bien, ne me dira-t-il pas que c’est inutile ?

— Allons toujours voir, répondis-je, quelle dépense on aurait à faire dans tous les cas pour entretenir cette ferme ; nous consulterons ensuite Tonino.

— Comment n’êtes-vous pas au courant de cela ? me demanda Félicie en se dirigeant avec moi vers la laiterie, qui était à une heure de chemin dans la montagne. N’allez-vous jamais vous promener par là ?

— Rarement, le temps me manque ; l’ouvrage d’en bas absorbe toutes mes journées, vous le savez bien. D’ailleurs ceci rentre dans la vie pastorale, dont Jean ne s’occupait pas et faisait bien de ne pas s’occuper. Vous suffisiez à cette besogne, à laquelle vous vous entendez merveilleusement.

La laiterie était fort belle, et le terrain environnant, de première qualité en pâturages, constituait un don assez considérable. Comme j’en faisais avec satisfaction la remarque : — Peut-être trouvez-vous, me dit Félicie, que j’ai fait la part bien large à Tonino ?

— Non, je n’y trouve rien de trop. Les époux sont jeunes, ils auront des enfans.

— Oui, ils en auront, répondit-elle. Ils sont nés heureux, ils les conserveront.

Je vis une larme couler sur sa joue. C’était la première fois que devant moi elle pleurait sa fille. Jamais elle ne m’en avait parlé