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LES PRÉCURSEURS ITALIENS.

tait un homme étrange, ombrageux, passionné, irritable, extravagant et honnête, aussi prompt à se dévouer qu’à se mettre en colère. Classique enragé dans les luttes littéraires du temps, il avait de véritables fureurs contre les rois de l’Europe, contre la sainte-alliance et contre les marquis littérateurs qui lui infligeaient le supplice de leurs vers. Il a laissé à la bibliothèque Riccardienne, à Florence, neuf gros volumes de mémoires inédits, pleins de faits et d’anecdotes patiemment recueillis au jour le jour et reflétant les impressions mobiles de l’homme. Il y avait aussi des femmes : Isabella Abbrizzi, qui avait été l’amie de Foscolo, Massimina Rosellini, et entre toutes une jeune fille, Angelica Palli, qui était née à Livourne de parens originaires de l’Épire, qui écrivait dans la langue grecque aussi bien que dans la langue italienne, qui improvisait des tragédies et des vers gracieux qu’on vendait au profit des Grecs. « Ce soir, écrit un jour le fidèle chroniqueur Pieri, il y a eu une belle réunion pour fêter la Palli de Livourne, fille d’un Grec épirote, riche négociant. Cette jeune fille a un génie singulier, porté surtout à la poésie ; elle a de l’esprit, de l’amabilité ; elle n’est pas belle, mais elle a une physionomie vive, toute grecque, des yeux et des cheveux très noirs ; elle a improvisé deux fois. » Le lien de tous ces esprits était l’Anthologie, œuvre du Genevois Vieussieux, qui, sous le nom modeste de salon de lecture, créait au palais Buondelmonte le vrai foyer de cette renaissance toscane, et faisait de son journal un terrain neutre où, sans trop dévier d’une certaine unité de tendance, se rencontraient les opinions les plus diverses, les théories opposées de Romagnosi et de Carmignani, de Forti et de Capei, le sensualisme français de Montani et le spiritualisme catholique de Tommaseo.

Niccolini vivait naturellement dans ce monde, où sa physionomie gardait un relief singulier, où il était aimé, recherché et entouré. Il avait été, avec Gino Capponi, le patricien libéral d’une génération nouvelle, un des premiers à désirer, à seconder la création de l’Anthologie. Il la soutenait de sa coopération. C’est là qu’il publiait ses essais sur la philosophie de la langue, ses poésies de jeunesse, des morceaux de critique d’une mâle éloquence. C’est dans ce monde aussi qu’il essayait la lecture de ses tragédies. Sa position de fortune d’ailleurs s’était affermie. Un héritage l’avait fait riche sans changer sa vie, sans altérer la dignité et l’indépendance de son esprit, et surtout sans le détourner de l’étude. Il avait recueilli un domaine qui lui venait par sa mère du poète Filicaia. C’était une villa située entre Prato et Pistoïa, non loin de Montemurlo, où Filippo Strozzi livrait son dernier combat pour la liberté florentine, dans cette plaine gracieuse et fertile le long de laquelle court l’A-