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sur son intimité avec Félicie. Il était presque aussi prévenaet et aussi caressant avec moi qu’avec elle, et quand je m’étais donné de la peine à sa leçon, il me baisait les mains malgré moi. Je perdais mon temps à lui dire que cela ne convenait pas ; il répondait que cela se faisait en Italie, et, en me conduisant à ma chambre, il baisait mon chapeau ou mon livre avant de me les présenter.

Félicie, toujours pleine de soins et d’attentions, se montrait d’ordinaire sérieuse et froide avec moi comme avec lui. J’avais beau savoir le secret de sa vie, la cause de ce pli au front, de ce regard sec, de cet amer sourire ; elle m’étonnait toujours comme un problème dont je ne saisissais pas la solution. Tout n’était-il pas anormal dans sa destinée ? Cette fille de race artiste et de sang noble mêlé au sang rustique, née et élevée dans un milieu contraire à ses instincts, brisée encore enfant par la honte, la misère et la douleur, puis retransplantée dans la vie des champs et redevenue une paysanne active et parcimonieuse avec des sentimens de générosité chevaleresque et une organisation délicate, tout cela ne se tenait pas et formait un ensemble indéchiffrable pour moi, pour elle-même probablement. Ceux qui l’entouraient, pauvres serviteurs, ne s’inquiétaient pas beaucoup de l’énigme. L’habitude la leur faisait accepter comme une force dont ils ne cherchaient pas la cause et le but. Les gens simples ne remontent guère à la source des faits. Jean, malgré son esprit actif et ingénieux, était un vrai paysan ; Tonino eût pu mieux analyser, mais il se contentait d’aimer.

Quant à moi qui n’éprouvais aucun entraînement particulier vers cette nature déclassée et inclassable, je l’examinais lorsque je n’avais rien de mieux à faire, et je sentais en elle un imprévu tour à tour rassurant ou menaçant. Quand elle avait un éclair de gaîté, une heure d’abandon, on pouvait être sûr qu’elle serait d’autant plus sombre ou réservée l’instant d’après, et quand elle s’était montrée irritée ou exigeante, on pouvait compter qu’elle vous comblerait de soins tout aussitôt, pour réparer son injustice sans paraître la reconnaître ou s’en repentir. Il y avait en elle des cordes brisées ou détendues : l’instrument, exquis par lui-même, ne pouvait être d’accord. Le son déchirant m’en était pénible. Parfois cependant une belle note pure produisait une impression délicieuse. J’éprouvais le besoin de la plaindre ; mais elle ne permettait pas l’amitié et ne semblait pas la connaître. Son attachement pour les siens avait le caractère d’un devoir accompli avec passion, jamais avec tendresse.

Elle était bonne pourtant, bien bonne, équitable et maternelle comme la force, prévoyante de tous les besoins des autres, les devinant et se tourmentant jusqu’à ce qu’elle eût changé leur peine