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LE GRAND ŒUVRE.

Va, le vieil homme n’est pas tout à fait mort, et le Sicambre n’a pas brûlé ce qu’il adora. Ce mot que nous aimions à répéter : — « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi… » Sache que par respect pour la grande ombre de Jean-Jacques je n’ai eu garde d’enclore mon champ. Ni palissades, ni fossés ; y passe qui veut. L’autre jour, des indiscrets étant venus faire un repas champêtre à l’ombre de mes châtaigniers, reconnais ton frère, plutôt que de troubler leur festin, je me suis renfermé chez moi, et m’y suis tenu coi jusqu’à ce qu’il leur plût de lever la séance. Et veux-tu savoir encore à quoi je pensais ce matin en me promenant ? Je cherchais à m’expliquer le charme particulier qu’a pour moi le voisinage du lac. Ce n’est pas seulement la beauté de cette nappe liquide qui à chaque heure du jour change d’aspect et de teinte. L’eau est mon élément favori, parce que je lui sais gré de se refuser à tout partage ; l’usufruit en est commun à tous, mais elle ne se laisse pas posséder ; où elle commence, la propriété cesse ; nul ne peut l’enclore et dire : Ceci est à moi. Tu vois que, tout propriétaire que je suis, je rêve encore quelquefois. Il faut se défier du chapelet du connétable.

Dans le loisir où je vis, j’écris beaucoup. Je t’enverrai tout ce barbouillage. Tu me représentes mon passé, et il me plaît de causer avec lui. Adieu ; je te quitte pour aller observer de plus près une barque qui range la cote, et dont j’entrevois la grande voile latine entre deux trembles. Le vent est faible, et la voile bat le mât ; les bateliers sont obligés de s’aider de la gaffe. Qu’importe ? Cette barque sait son chemin ; peut-être le vent fraîchira-t-il cette nuit ; demain, après-demain, elle entrera au port.


II.

15 septembre.

J’ai des voisins ; je n’en suis pas fâché. Je n’ai pas atteint ce degré de sagesse où l’homme se suffit à lui-même et trouve dans sa seule pensée de quoi remplir sa vie. a Ne possédant qu’un plat et un bâton, méditant avec délices sur l’essence subtile de l’âme suprême, assis sur des tiges de cousa, inaccessible à tout désir sensuel, sans autre société que son âme, que le brahmane vive ici-bas dans l’attente de la béatitude éternelle ! » Je ne suis pas encore ce brahmane accompli, et, contrairement aux préceptes de Manou, j’entre souvent « dans des maisons fréquentées par de petites gens, des oiseaux et des chiens. »

Il est charmant, notre village. Ancien bourg fortifié, il a conservé ses portes ogivales d’une assez fière apparence ; mais il a vu