formation de la Brame, encore enchaînée à cette époque sous la glace, et de prévoir les moyens de changer au besoin sa direction dans notre prairie.
On sait que les chalets de montagne, les vrais chalets, car nous donnons improprement ce nom aux riches maisons de bois des vallées, sont de véritables cabanes de bergers, ingénieusement construites sur un plan très exigu, afin de donner moins de prise au passage des ouragans. Il y a là tout juste la place pour dormir chaudement sans étouffer. Mais le chalet Zemmi, qui garda le nom de l’ancien propriétaire, se composait de deux corps de logis, dont un plus spacieux était destiné à abriter les jeunes chevreaux. Je fis de celui-ci mon cabinet de travail, je plaçai une vitre dans la lucarne, je m’étais muni de deux chaises et d’une table rustique ; je disposai un coin en cabinet de toilette. Tous les deux jours, on m’apportait mes provisions de bouche. J’étais là comme un sybarite.
Il y avait longtemps que j’aspirais à une vacance d’entière solitude ; ç’a toujours été ma fantaisie, peut-être une nécessité de mon caractère. Quand je vis avec mes semblables, ma pensée s’occupe d’eux si exclusivement, soit pour les aider à vivre bien, soit pour comprendre pourquoi ils vivent mal, que j’oublie absolument de vivre pour mon compte. Quand je m’aperçois que j’ai fait pour eux mon possible et que je ne leur suis plus nécessaire, ou, ce qui arrive plus souvent, que je ne leur suis bon à rien, j’éprouve le besoin de vivre avec ce moi intérieur qui s’identifie à la nature et au rêve de la vie dans l’éternel et dans l’infini. La nature, je le sais, parle dans l’homme plus que dans les arbres et les rochers ; mais elle y parle follement, elle y est plus souvent délirante que sage, elle y est pleine d’illusions ou de mensonges. Les animaux sauvages eux-mêmes sont tourmentés d’un besoin d’existence qui nous empêche de savoir ce qu’ils pensent et si leurs obscures manifestations ne sont pas trompeuses. Dès qu’ils subissent des besoins et des passions, ils doivent les satisfaire à tout prix, et toute logique de leur instinct de conservation doit céder à cette sauvage logique de la faim et de l’amour. Où donc trouver, où donc surprendre la voix du vrai absolu dans la nature ? Hélas ! dans le silence des choses inertes, dans le mutisme de ce qui ne ment pas ! la face impassible du rocher qui boit le soleil, le front sans ombre du glacier qui regarde la lune, la morne altitude des lieux inaccessibles, exercent sur nous un rassérènement inexplicable. Là, nous nous sentons comme suspendus entre ciel et terre, dans une région d’idées où il ne peut y avoir que Dieu ou rien, et s’il n’y a rien, nous sentons que nous ne sommes rien nous-mêmes et que nous n’existons pas, car rien ne peut se passer de sa raison d’être.