la quitter lorsqu’en passant devant le bureau il aperçut parmi les dossiers un large cahier relié en maroquin vert avec des coins et des fermoirs d’argent. Sur cette couverture de maroquin, M. de Bochardière avait collé une bande de papier blanc et de sa plus belle main écrit ces mots en gros caractères : Histoire de la maison de Croix-de-Vie. Autrefois, ce n’étaient que des mémoires, l’entreprise depuis lors s’était anoblie. Naguère encore le titre de l’ouvrage n’était écrit qu’à l’intérieur du livre, sur le premier feuillet ; mais M. de Bochardière avait sans doute cru devoir faire cette adjonction et cet embellissement à son œuvre depuis qu’il s’était allié aux nobles gens qu’il y célébrait en un si beau style. Lesneven s’approcha, prit ce livre, puis le rejeta sur la tablette et s’éloigna en disant : Que m’importe l’histoire des Croix-de-Vie ? — Il revint pourtant, reprit le cahier vert. Il songeait que Violante avait dû le tenir souvent dans sa main ; c’était là quelque chose qu’elle avait touché et qu’il touchait après elle. Il ouvrit les fermoirs et machinalement il lut.
Les premières pages lui parurent ressembler à ces petits livres vulgaires où de vieux régens de collège travestissent l’histoire avec tant d’amour et de soins religieux pour l’instruction des enfans. Il pensa que tout ce qui se disait dans la province de la finesse et de l’habileté de M. de Bochardière n’était rien que calomnie pure. Un homme capable d’écrire ces pauvretés innocentes ne l’était guère des noirs calculs, des traits subtils et des bons tours de politique patiente et profonde qu’on reprochait au maître du manoir. Lesneven, fils des temps nouveaux, n’avait jamais trouvé d’amusement dans les légendes. Une seule chose lui parut sérieuse dans la prose épique de l’avocat racontant les gloires de Croix-de-Vie, c’est que Violante durant des années avait dû être le témoin et l’auditeur complaisant de l’œuvre paternelle ; c’est que, bercée sans relâche de la grandeur des Croix-de-Vie, elle avait fini par en être éblouie, séduite peut-être ; si elle avait aimé le marquis, il n’en fallait pas chercher plus loin la cause… Mais, non ! pourquoi lui faire cette injure ? Son amour et son aveuglement avaient une source plus pure, et son âme était plus haute. Si elle avait aimé M. de Croix-de-Vie, ce n’était point pour sa naissance, mais pour ses malheurs. Et Lesneven laissa tomber le livre.
Il le reprit encore. Violante l’avait lu, ses doigts de fée avaient effleuré ces pages. Les mains du jeune homme y demeuraient à son tour attachées comme par une force invincible, et tout un levant les épaules il tournait les feuillets. Tout à coup ses yeux se troublèrent, et d’abord il ne voulut point les croire ; il venait de lire son nom, là, dans le manuscrit, son nom écrit en toutes lettres et plusieurs fois répété : Lesneven !