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Il n’avait pas même songé à suivre l’avertissement de son hôte. Il traversa d’un pas pesant les prairies qui avoisinaient le village ; la Sèvre était au bout de ces prés, c’était la route du bois. La maigre rivière se soulevait, se couvrait d’écume, la force terrible du vent semblait près de la rejeter tout entière hors de son lit ; les arbres, sur l’autre rive, se tordaient avec des lamentations déchirantes. Lesneven entra dans le gué. Les eaux avaient grossi pendant la nuit, et il s’y enfonça jusqu’à mi-jambes ; la pluie l’aveuglait, il gagna pourtant la berge. Là il s’assit un moment sur le sol détrempé ; les forces lui manquaient, l’idée lui vint qu’il n’avait pas soupe la veille, il sourit. Il eut alors un ressouvenir de cette grande emphase dont il était autrefois plein jusqu’aux lèvres, et dont il avait si bien perdu le goût dans l’accablement de sa douleur. — Je souperai ce soir chez les morts ! s’écria-t-il ; puis il s’engagea sous la futaie.

À peine le jour encore naissant et voilé par les torrens de cette pluie furieuse pénétrait-il sous la ramure dépouillée ; mais l’ouragan s’y déchaînait sans contrainte. Les branchages arrachés volaient de toutes parts ; les jeunes arbres se débattaient, se ployaient jusqu’au sol et relevaient en gémissant leurs têtes fracassées, la tempête hurlait avec un redoublement de rage. Tout à coup la terre trembla ; puis on entendit comme un roulement de tonnerre, puis un formidable craquement : c’était un chêne qui tombait. Il sembla que la forêt entière allait le suivre dans sa chute. L’un des bras du géant était venu s’abîmer à quelques pas de Lesneven ; un épais tourbillon d’éclats de bois et de débris environna le jeune homme comme une nuée meurtrière et ne l’atteignit pas.

Il était là immobile, il aurait pu fuir, il était resté. Un moment, il avait espéré que la chute de cet arbre le délivrerait du souci de prendre une résolution dernière. Espérance vaine ! Si mourir est un bienfait, Lesneven voyait bien maintenant qu’il ne pourrait jamais tenir ce bienfait que de lui-même. Il continua sa route, la tête haute, songeant à son père, le vieux soldat de la grande cause, qui le regardait d’en haut, si nos âmes nous survivent. Il avait pris un pistolet dans la poche de son habit et le tenait serré dans sa main ; il gagna l’avenue de Croix-de-Vie.

D’un côté, le château lui apparut, de l’autre la croix de pierre, le château toujours clos et morne et comme enchanté. C’est là que Violante, en ce moment peut-être, opérait le miracle de l’amour et charmait la folie. Les yeux de Lesneven se tournèrent vers la croix, témoin de sa dernière rencontre avec la jeune femme. — C’est là que je l’ai vue pleurer, murmura-t-il. Et il remonta l’avenue.