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— Mais vous êtes là ! fit Martel, et vous tenez le salut dans vos mains.

— Je le crois fermement, reprit Violante ; je crois que la lumière que j’ai ramenée dans votre âme est mon bien. Je la ferai donc briller où il me plaira maintenant, je ne consulterai point vos désirs. Votre raison ne vous est pas revenue tout entière, si vous pensez que je vais vous rendre ici la liberté de vos tristes rêves. Je hais cette maison toute pleine de tentations et d’alarmes ; je suis venue vers vous tout à l’heure pour vous dire une chose qui va soulever contre moi tout ce qu’il vous reste d’orgueil. Vous m’aimez, je le sais ; mais je sais aussi que votre cœur est opiniâtre. N’importe, je suis prête au combat… Je veux dès ce soir quitter ce château avec vous, Martel.

— Quitter Croix-de-Vie, s’écria-t-il, quitter le berceau de ma famille et ces lieux d’où je ne suis jamais sorti, quitter la maison où dort à présent ma mère ! — Et pour combien de temps, Violante ?…

— Pour jamais.

Le marquis se leva. — Non, murmura-t-il, je ne le peux…

— Vous ne le pouvez ! répéta Violante. — Et, reculant d’un pas, elle mit ses mains sur son visage ; elle rassemblait toutes les forces de son être, elle savait bien qu’elle allait tenter une chose suprême, jouer un jeu terrible… Et pourtant, revenant au marquis : — Voulez-vous élever dans ce château l’enfant que je porte dans mon sein ? lui demanda-t-elle.

Le marquis chancela d’abord, puis il saisit sa femme dans ses bras : — Vous serez obéie, dit-il, nous partirons ce soir.


Un jour, la maison de l’aïeule de Violante, à la montagne, s’est rouverte, les maîtres y venaient passer un été. Le bruit de leur arrivée se répandit bientôt jusque dans la ville, et toute la montagne s’arrangea pour voir au passage la fille de ce petit avocat Lescalopier, qui était devenue marquise. M. et Mme de Croix-de-Vie revenaient alors d’un long voyage ; ils menaient avec eux leur premier-né, âgé de deux ans ; ils n’étaient accompagnés que de quelques femmes et d’un seul valet ; mais quel valet !

Petit, trapu, avec des membres énormes et une face plus sombre qu’un ciel de décembre, il faisait reculer d’effroi dans les chemins les montagnards hauts de six pieds. Jamais il ne parlait à personne. Chesnel, c’était lui, morne comme un exilé, regrettait durement la futaie, les fossés pleins de morts, et les chauds souvenirs des anciens combats, et le vent de la mer rendant un bruit d’armes rouillées dans les chênes ; mais il ne l’avouait point, il disait que sa patrie était attachée aux traces des Croix-de-Vie, et il suivait le marquis sans se plaindre.